Dans cette session
de la deuxième partie, je poursuis ma discussion avec le professeur Christophe JAFFRELOT,
à propos de son livre, « Gujarat Sous Modi ».
Durant cet
entretien, Christophe nous dévoile les raisons de la domination de la faction
conservatrice du Congrès au Gujarat, contrairement à d'autres États comme le
Bihar et l'Uttar Pradesh. Il nous raconte les faits moins connus concernant
l'échec de Narendra MODI en tant que coordinateur du BJP au Gujarat, qui a
conduit au factionnalisme du parti. Christophe met également en lumière les
liens entre le gouvernement de Narendra MODI au Gujarat et la mafia musulmane
dirigée par Rashid LATIF et Soharabuddin SHEIKH.
Regardez
l'interview également pour entendre les commentaires de Christophe sur les
récents accrochages indo-pakistanais et leurs implications pour la région. Il
prône avec force la restitution du statut d'État au Jammu-et-Cachemire et remet
en question la validité constitutionnelle de la décision de 2019 d'abroger
l'article 370.
Voici la 2ème
partie d'une série d'entretiens captivants avec le Professeur Christophe
JAFFRELOT !
Note:
1) La vidéo au début et à la fin de l'interview est la vidéo « Saheb » produit par Paranjoy GUHA- THAKURTA. La vidéo originale peut être consulté grâce au lien ci-dessous.
Anubandh : Bonjour, je m’appelle Anubandh KATÉ. Je retrouve le professeur Christophe JAFFRELOT, avec qui j'ai entamé une discussion autour de son livre notable, « Gujarat sous Modi ». Bienvenue, Christophe !
Christophe : Eh bien, merci pour l’invitation, Anu !
Anubandh : Merci. Ce livre est important, comme nous l'avons évoqué la dernière fois, car peu d'éditeurs étaient prêts à le publier en novembre 2013 lorsque vous avez terminé le manuscrit. Il n'a été publié qu'en 2024. Malheureusement, encore aujourd'hui, peu de gens semblent connaître ce livre ou en connaître les détails. C'est l'une des raisons pour laquelle je tenais absolument à poursuivre cette discussion.
Ainsi, lors de la première séance, nous avons abordé l'histoire politique du Gujarat et plusieurs chapitres importants. Ces chapitres sont essentiels, car le Gujarat a une influence déterminante sur l'histoire de l'Inde au cours de la dernière décennie.
Aujourd'hui, j'aimerais, si le temps le permet, aborder la partie concernant le pogrom du Gujarat de 2002. Cependant, de nombreux autres aspects méritent notre attention. Après avoir revu notre premier entretien, j'ai jugé important d'aborder ces questions. Je vais donc les évoquer. De plus, nous avons récemment connu des événements très graves en Inde, avec l'attentat de Pahalgam, où 26 Indiens ont été tués par des terroristes. Nous y reviendrons également.
Dans votre introduction, vous avez écrit que les chercheurs en sciences sociales ont également le devoir d'écrire des livres, et pas seulement quelques articles dans des revues ou des journaux. La question est donc : Qu'entendez-vous vraiment par-là ? À qui adressez-vous cette préoccupation ? S'agit-il de vos collègues indiens et pakistanais ou de vos collègues français ?
Christophe : C'est une tendance générale. Les politologues sont de moins en moins enclins à écrire des livres, car les articles sont plus importants pour leur carrière. Ils suivent donc plus ou moins la tendance initiée par les économistes. En fait, ils tentent souvent de les imiter. Je pense qu'il y a des choses qu'on ne peut pas exprimer pleinement dans des articles. Il faut plus d'espace, et rien ne remplace vraiment les livres.
Anubandh : Oui, cela me rappelle notre discussion précédente concernant votre livre sur AMBEDKAR et sa biographie. AMBEDKAR y avait soulevé une question cruciale : pourquoi avons-nous besoin de liberté politique ? C’est pour l’émancipation sociale et économique du peuple. De même, pourquoi avons-nous besoin du travail des sociologues ? Eh bien, il est destiné au bien public. Souvent, vos travaux sont repris et écoutés par les décideurs politiques, les diplomates et les analystes. Quels que soient leurs objectifs et la manière dont ils les exploitent, au moins, grâce à cet entretien, nous avons une possibilité directe de faire connaître vos travaux au grand public.
J'aimerais maintenant vous poser quelques questions sur l'attentat de Pahalgam. Puisque vous avez étudié le Pakistan et l'Inde, quelle est la gravité de cette attaque et de la tension qui s'installe actuellement ? Nous l'avons également constaté en 2019, juste avant les élections générales, avec l'attentat de Pulwama. Des élections sont prévues au Bihar et au Bengale. Est-ce que les terroristes sont également fascinés par les programmes ou calendriers électoraux démocratiques ? Qu'en pensez-vous ?
Christophe : Il est très difficile de répondre à cette question, car nous ignorons comment ces terroristes opèrent réellement. Quelle est la marge de manœuvre ? Y a-t-il d'autres motifs ? De toute évidence, cet endroit n'était pas suffisamment sécurisé. C'était un nouveau lieu touristique. C'est peut-être la raison pour laquelle cette attaque a pu avoir lieu à ce moment-là, à cet endroit précis. Si nous savions comment opèrent les terroristes, nous n'aurions pas autant besoin de renseignements. Cette question relève davantage des services de renseignement que des universitaires.
Anubandh : En même temps, ce que nous savons, c'est que l'Inde possède, peut-être même la région la plus militarisée au monde, à savoir le Cachemire. Plus de 700 000 militaires indiens y sont stationnés en permanence depuis plusieurs décennies. Voilà donc ce que nous savons. Et c’est pour cela que de tels échecs de la part des services de renseignement n’est pas attendu. Bref, passons à autre chose.
Que diriez-vous aux Indiens, car nous avons été témoins de graves attaques contre les Cachemiris et les musulmans. Bien que les attaques contre les musulmans se poursuivent depuis un certain temps et que vous écriviez à ce sujet, que diriez-vous aux Indiens ordinaires ?
Christophe : Eh bien, les Indiens ordinaires ne sont pas forcément suffisamment conscients de la situation au Jammu-et-Cachemire. Un tableau plutôt idyllique a été dressé, et c'est pourquoi le tourisme connaît un tel essor. En réalité, les tensions ont persisté après 2019, après l'abolition de l'article 370. Et les opinions concernant le Jammu-et-Cachemire sont clairement partagées. Certains considèrent que seul un renforcement de l'autonomie de l'État permettra de désamorcer les tendances séparatistes. Je pense que c'est la bonne approche. D'autres, au contraire, considèrent qu'accorder une plus grande autonomie engendre le séparatisme. D'où cette attitude centralisatrice. L'abolition des tendances radicales n'est qu'une chose. La transformation de l'État de l'Union indienne en Territoire de l'Union est certainement une autre décision très importante. Elle a privé les Cachemiris et les Jammuites d'une police rattachée au gouvernement local, d'une bureaucratie plus locale. On assiste à une sorte d'« invasion » de personnes venues de l'extérieur, de l'État.
Et il y a aussi une nouvelle approche du foncier. Les
terres étaient censées appartenir aux autochtones. Elles sont maintenant
confisquées. Elles sont également confisquées par les organisations
touristiques, les hôtels, etc. Il est donc clair que le problème n'est pas
résolu. Loin de là, selon la plupart des constatations. Cet attentat terroriste
servira peut-être de signal d'alarme pour le peuple indien qui pensait que c'était
terminé. C'était un chapitre clos. Ce n'est pas le cas, et le retour à un État
à part entière serait pour moi la prochaine étape. Pour rendre plus probable un
règlement politique. Il n'y a pas d'alternative. Un règlement politique est
nécessaire avec les acteurs, ceux qui sont prêts à jouer le jeu
constitutionnel. D'ailleurs, cette décision de 2019 était probablement
inconstitutionnelle. Cependant, aucun juge de la Cour suprême n'a eu le courage
de l'examiner. Elle est en suspens. Elle est en suspens depuis des années.
Parce que le pouvoir judiciaire ne se saisit pas des questions sensibles, il
les laisse traîner pendant des années.
Anubandh : Oui, j'ai trouvé un écho à ce que vous venez de dire sur l'importance de la démocratie et du fonctionnement des institutions démocratiques au Cachemire. J'ai eu le plaisir d'interviewer récemment le professeur Sten WIDMALM de l'Université d'Uppsala au sujet de son livre « Kashmir: In Comparative Perspective ». Dans cet ouvrage, il affirme que la période 1977-1987 a été l'âge d'or de la démocratie au Cachemire. Cette période a été si bénéfique pour la population, l'économie et le tissu social que même si des groupes terroristes tentaient de recruter des militants, ils n'en trouveraient pas. Je pense donc que c'est ce qui est affirmé.
Christophe : La grande erreur a été celle des élections de 1987, car voler les élections au peuple revient à le faire se retirer du jeu démocratique. Il peut alors écouter les extrémistes, les radicaux. C'est ce qui s'est produit en 1989. Deux ans plus tard, c'était la naissance du JKLF (Front de libération du Jammu-et-Cachemire). Les Pakistanais ont alors pu exploiter ces tendances séparatistes et islamiser la guérilla.
Anubandh : C'est vrai. Puisque nous parlons de ces menaces de guerre qui planent sur l'Inde et le Pakistan, j'aimerais revenir sur votre mention de l'assassinat d'un ministre en chef du Gujarat par l'armée ou l'aviation pakistanaise en 1965. J'ai essayé d'investiguer un peu. Je vais lire quelques informations, car elles me semblent très pertinentes. N'hésitez pas à me faire part de vos commentaires ultérieurement.
Son nom était Balwant Rai MEHTA, un combattant pour la libération de l’Inde (contre les Anglais). Pendant la guerre indo-pakistanaise de 1965, le 19 septembre 1965, le ministre en chef de l'époque, MEHTA, a volé à bord d'un avion de transport Beechcraft de Tata Chemicals, à Mithapur, jusqu'à la frontière du Kutch, entre l'Inde et le Pakistan. L'avion était piloté par Jahangir ENGINEER, un ancien pilote de l'armée de l'air indienne. Il a été abattu par le pilote de l'armée de l'air pakistanaise HUSSAIN, qui a cru qu'il s'agissait d'une mission de reconnaissance. MEHTA est mort dans l'accident avec sa femme, trois membres de son équipe, un journaliste et deux membres d'équipage. Finalement, en août 2011, Qais HUSSAIN a écrit à la fille de Jahangir ENGINEER pour s'excuser de son erreur, affirmant qu'un avion civil avait été pris pour un avion de reconnaissance par les contrôleurs pakistanais. Il a reçu l'ordre de l'abattre.
Je voulais souligner cela, car on prend parfois les choses au pied de la lettre et il faut comprendre qu'il pourrait y avoir autre chose derrière. Comment réagiriez-vous ?
Christophe : Eh bien, je dirais simplement que ce genre d'erreurs est typiquement susceptible de dégénérer. C'est pourquoi une certaine confiance, un minimum de confiance entre ces deux pays, est nécessaire. Sinon, ce genre d'erreurs peut se produire. Et des escalades peuvent survenir après ces erreurs.
Anubandh : Effectivement. Revenons maintenant à l'histoire politique, car il restait quelques points à aborder. Lors de la dernière séance, vous avez souligné que le conservatisme et le traditionalisme du Congrès au Gujarat étaient particulièrement forts, contrairement au Bihar et à l'Uttar Pradesh (UP). Vous avez affirmé qu'au Bihar et dans l'Uttar Pradesh, l'aile gauche socialiste du Congrès prenait le dessus sur l'aile traditionnelle. C'est ce que vous aviez affirmé. Cependant, pourriez-vous nous expliquer précisément pourquoi, selon vous, cela s'est produit ?
Christophe : La première raison était l'exclusion de la gauche. Et elle l'a été très tôt, lorsqu'Indulal YAGNIK s'est vu montrer la porte de sortie. C'était avec la bénédiction de Mahatma GANDHI. Ainsi, dès les années 1920, la direction du Congrès du Gujarat était clairement dominée par l'aile la plus conservatrice du parti. On trouve des ailes conservatrices partout. Il y avait bien sûr une aile conservatrice au Congrès de l'Uttar Pradesh également. Par exemple, Govind Ballabh PANT n'était absolument pas de gauche. Néanmoins, au moins jusqu'à la fin des années 1940, avant la création du Parti socialiste, il y avait encore une aile gauche du côté du Congrès dans l'Uttar Pradesh, mais pas au Gujarat. C'est donc la principale raison.
La deuxième raison est, bien sûr, que le Gujarat est majoritairement dominé par les hommes d'affaires, plus encore que par les brahmanes. Les Baniyas et les Vaishyas jouent un rôle clé. Ces personnes sont, bien sûr, favorables à l'entreprise privée, et contre le communisme, évidemment, et le socialisme aussi. Elles n'ont pas su apprécier le programme progressiste que NEHRU pouvait articuler, par exemple, à l'époque, ou Subhash Chandra BOSE. Par conséquent, l'écosystème est différent et il le resta pendant des décennies, jusqu'à la scission du Congrès. En effet, lors de sa scission en 1969, les conservateurs sont restés au Congrès. Indira GANDHI a pu promouvoir des personnalités plus progressistes, notamment Ehsan JAFRI et, bien sûr, Madhav Singh SOLANKI. C'est à ce moment-là que la gauche fait son retour au Gujarat. La coalition KHAM, composée de Kshatriyas, d'OBC (« Other Backward Class »), de Harijans, de Dalits, d'Adivasis, de tribus et de musulmans, est remarquablement progressiste. Dans les années 1970, Mandal existait au Gujarat. Ils jouent vraiment un rôle de pionnier en créant cette immense coalition.
C'est précisément ce que les Patels n'ont pas accepté. Ils ont résisté, ont rendu la vie de SOLANKI misérable, l'ont chassé et remplacé. Chimanbhai PATEL, par exemple, a joué un rôle majeur à cet égard. Lorsque le BJP a commencé à prendre de l'ampleur dans les années 1980, précisément pendant les émeutes anti-réservations, dans lesquelles les Patels ont joué un rôle crucial et ont alors rejoint le BJP au lieu de poursuivre le Congrès. D'où cette tension, cette dialectique permanente entre la gauche et la droite au sein du Congrès. La gauche a perdu face aux Patelites avant l'indépendance. Ils ont quelque peu repris du poil de la bête après la scission de 1969. Ils ont ensuite été à nouveau perdants lorsque les principales castes et les castes supérieures ont préféré soutenir le BJP au détriment d'un Congrès de gauche plus progressiste. Par conséquent, ce n'est pas qu'il n'y avait pas d'aile gauche au Congrès. C'est plutôt qu'elle était trop faible. Trop faible pour résister à la pression des conservateurs qu'il s'agisse des castes supérieures ou des Patels.
Anubandh : C'est vrai. Vous avez donné deux justifications dans votre livre concernant la polarisation sociale au Gujarat. Elles m'ont beaucoup intrigué. L'une d'elles est évidente. Vous avez évoqué l'existence d'un antagonisme envers les musulmans, leur domination (perçue). Vous avez lié cela au fait que le Gujarat est un État frontalier avec le Pakistan, aux raids (anciens) musulmans et à d'autres aspects. C'est compréhensible, d'une certaine manière.
Néanmoins, contre toute attente, du moins pour moi, lorsque vous avez dit que cette coalition KHAM, composée de Kshatriyas, de Harijans, d'Adivasis et de musulmans, promue par le Congrès sous la direction de Madhav Singh SOLANKI, a aggravé la division sociale. Autrement dit, elle l'a creusée. Pourriez-vous développer ce point ?
Christophe : Dès lors que les musulmans forment un seul groupe, ils se polarisent également selon des critères communautaires, et pas seulement sociaux. Ainsi, non seulement les plébéiens, les Kshatriyas, les Adivasis et les Harijans, dont l'essor a rencontré la résistance des castes dominantes et supérieures, mais aussi ces groupes, les Patels en particulier, ainsi les Brahmanes et les Thakurs, étaient beaucoup plus hindous que les OBC, les Dalits. Bien sûr, notamment en raison de l'essor du mouvement Swaminarayan. Ce mouvement était si puissant au Gujarat. Il a été un vecteur essentiel de la sanskritisation. Les Patels sont devenus beaucoup plus hindous en devenant des adeptes de Swaminarayan. On observe donc la superposition de deux lignes de clivage, de deux lignes de fracture : la ligne sociale, les castes supérieures contre la plèbe, les plébéiens, et la dialectique hindoue contre musulmane. Cela a renforcé la ligne de clivage. C'est d'ailleurs ce que l'on observe ailleurs : lorsque deux lignes de clivage coïncident, c'est une source de tensions. Et de violences flagrantes. On l'a déjà vu ailleurs.
Anubandh : Nous reviendrons sur la manière dont les Adivasis et les Dalits ont été instrumentalisés lors des émeutes de 2002. Mais comme nous avons également évoqué cette importante cooptation de l'Inde, où M. MODI, représentant de l'OBC, est à la tête du BJP depuis de nombreuses années. Cela a en quelque sorte sapé ou rendu inefficace la politique de discrimination positive. Pourtant, nous avons vu, hier encore, que le BJP a été en quelque sorte contraint d'ordonner ou d'accepter le recensement des castes. Alors, comment interpréter cela ? Est-ce le fait que l'opposition, dirigée par Rahul GANDHI et d'autres partis, ait remporté un succès ? Ou s'agit-il d'une tactique du BJP pour détourner l'attention des tensions avec le Pakistan, car il ne semble pas pouvoir l'attaquer, la Chine étant présente et ayant de nombreux intérêts au Pakistan ? Comment voyez-vous cela ?
Christophe : Eh bien, je pense que c'est pour des raisons de politique intérieure. C'est à cause des élections au Bihar. MODI ne peut pas laisser l'opposition gagner le Bihar. Il a aussi besoin de Nitish KUMAR. Il a besoin du JDU au Parlement. Et Nitish KUMAR a déjà lancé un recensement des castes. Le Bihar est le seul État, jusqu'à présent, à avoir procédé à un recensement des castes. C'était donc inévitable. Il a dû faire cette concession. C'est donc une décision tactique, assurément tactique. Cependant, une fois le recensement des castes réalisé, la caste revient dans la sphère publique. Il s'agit donc probablement d'une décision tactique qui aura des conséquences structurelles. Les prochaines élections législatives porteront probablement autant sur la caste que sur la religion, pour une fois. Car si nous avons le recensement, et il sera probablement nécessaire de le faire si l'on veut procéder à une nouvelle démarcation, car cette nouvelle démarcation implique des résultats de recensement, la sous-représentation des OBC dans l'appareil d'État sera alors débattue et discutée. Ce sera tellement évident qu'un nouveau type de débat pourrait s'ouvrir ou prendre de l'ampleur. C'était déjà le cas l'année dernière, mais le contexte actuel devrait le renforcer. Par conséquent, une action tactique peut avoir des conséquences à long terme.
Anubandh : Oui, mais dans votre proposition ou affirmation, ce qui est présupposé pour moi, c'est que ce recensement des castes sera fait honnêtement et que nous pouvons faire confiance aux données (de l’État indien) parce que cela a été la principale préoccupation de ces dernières années.
Christophe : Eh bien, oui, bien sûr, ils peuvent falsifier des données. Cela dépend de qui sera aux commandes, car les gouvernements des États seront impliqués. Le centre ne peut pas décider seul. Par conséquent, forcer la main aux gouvernements des États dirigés par l'opposition pourrait s'avérer plus difficile. Cependant, oui, il est toujours possible de falsifier des données. C'est une pratique courante.
Anubandh : Un autre élément qui pourrait nous servir de référence est le projet de loi sur la réservation des sièges aux femmes au parlement, qui a été adopté, mais n'a pas été mis en œuvre ! Et nous ne savons pas quand il le sera.
Christophe : Oui, mais ils ne peuvent pas faire ça avec les castes. S'ils promettent un recensement des castes et ne le font pas, ça va provoquer un tollé. C'est un sujet très sensible, et c'est intéressant de voir à quel point les femmes sont mal organisées en politique indienne par rapport aux castes, aux OBC, aux Dalits.
Anubandh : C'est une bonne observation. Passons maintenant à autre chose. J'aimerais évoquer brièvement la présence de M. MODI au Gujarat avant qu'il ne devienne ministre en chef. Vous soulignez, et vous en retracez l'historique détaillé dans votre livre. J'aimerais également souligner une responsabilité qui lui a été confiée, si je ne me trompe pas, celle de coordinateur du BJP. Il devait veiller au bon fonctionnement du parti. Vous avez avancé cela en raison du conflit entre Shankar Singh VAGHELA, Keshu Bhai PATEL et Narendra MODI. Shankar Singh VAGHELA, qui, selon vous, avait bâti le BJP pierre par pierre, a dû rivaliser avec Keshu Bhai PATEL. Il a transféré ses députés dans un autre État.
Pourriez-vous nous expliquer ce qui s'est réellement passé ? Comment s'est déroulée la montée en puissance de Narendra MODI au Gujarat ?
Christophe : Oui, c'est
quelque chose d'assez peu connu. MODI était membre du Sanghatan Mantri dans les
années 1980. Il était donc responsable de l'organisation du BJP. Il était en
réalité le secrétaire chargé de l'organisation. C'est le rôle des Pracharaks au
sein du BJP. La plupart des Pracharaks détachés auprès du BJP sont responsables
de l'organisation au niveau des districts et des États. Après la victoire de
Kishu Bhai PATEL aux élections de 1995, il y a eu une lutte de factions que
MODI n'a pas su gérer correctement. Il aurait dû accorder une aide à la faction
VAGHELA, mais il ne l'a pas fait. En conséquence, VAGHELA s'est révolté et a
rompu avec le BJP. Il est d'abord devenu indépendant. Il a fondé son propre
parti. Il a finalement rejoint le Congrès et en est devenu le président au
Gujarat pendant des années. Le chef du parti, Atal Bihari VAJPAYEE, était très
mécontent. MODI a même été démis de ses fonctions au Gujarat. On lui a demandé
de venir à Delhi et de s'occuper d’Haryana et du Pendjab, car il avait tout
gâché au Gujarat. Il n'avait pas géré correctement les factions. Et ce, non
seulement à cause de VAGHELA, mais aussi à cause d'un autre homme, un autre
Pracharak JOSHI, Sanjay JOSHI, qui était en complet désaccord.
C'est ce que nous sous-estimons souvent. L'intensité des rivalités personnelles au sein de l'écosystème du BJP, entre les organisateurs, entre les politiciens, l'unité de façade, la discipline de façade… Tout cela est largement surestimé. Cet épisode est très révélateur de la profondeur de ces divisions.
Anubandh : Oui, un aspect dont je me souviens maintenant : la destination choisie par Shankar Singh VAGHELA pour faire partir ses députés était Khajuraho.
Christophe : Oui, bien sûr. Parce que, vous savez, c'est ce qu'ils font quand ils ne veulent pas intimider les députés. Ils emmènent leurs députés dans un autre État.
Anubandh : Commerce de chevaux !
Christophe : Tout le monde fait ça. Oui.
Anubandh : Un autre aspect, et je pense qu'il est également très important que mon public comprenne et sache, est que Shankar Singh VAGHELA, l'homme qui, selon Christophe, a bâti le BJP pierre par pierre…
Christophe : Eh bien, avec
MODI, ils étaient ensemble. Ils ont été de véritables compagnons d'armes
pendant des années, des décennies, et pourtant ils se sont séparés.
Anubandh : C'est vrai. Et ce qui est frappant, surprenant, c'est que Shankar Singh VAGHELA est devenu plus tard président du Congrès du Gujarat ! Cela témoigne, d'une certaine manière, de la myopie politique du Congrès.
Christophe : Cela témoigne de l'attitude conservatrice que j'ai évoquée. C'est là le problème : cette porosité entre l'aile conservatrice, l'aile droite du Congrès, et le RSS, Sangh Parivar, existe depuis le début. Parce que les Patellistes avaient un faible pour les nationalistes hindous.
Anubandh : Passons à autre chose. Il y a un personnage important dans votre livre. Le livre parle également d'Abdul LATIF et des gangsters de la mafia musulmane. Ceux-là mêmes qui ont été stratégiquement accusés, à juste titre peut-être, par le BJP. Mais, étonnamment et sans surprise, une fois au pouvoir, le BJP a collaboré avec lui. Il y avait un lien entre politiciens et gangsters, mais il a été exploité à des fins politiques. Pourriez-vous nous parler de ce personnage d'Abdul LATIF ? Au fait, un film bollywoodien a également été consacré à ce sujet, Raees, en 2017, avec Shahrukh KHAN.
Christophe : Eh bien, c'est encore une fois le côté sombre de la politique indienne. Ce type de lien entre politiciens, policiers et gangsters est, bien sûr, très développé au Gujarat, car c'est un État sec (interdiction de boire et acheter l’alcool). À cause des contrebandiers. Mais on observe la même chose au Maharashtra. Vous savez, Dawood IBRAHIM a été protégé pendant des décennies par les politiciens et les policiers, jusqu'aux années 1990 et 1980. Abdul LATIF était en fait un lieutenant de Dawood IBRAHIM. Il représentait Dawood IBRAHIM au Gujarat. Et il a été un peu plus précis, car le Gujarat étant un État sec, tous ces contrebandiers gagnent de l'argent en distribuant de l'alcool. Mais bien sûr, les policiers savaient très bien ce qui se passait. Ils touchaient leur part. Et les politiciens le savaient très bien. Ils touchaient leur part aussi. Vous savez, c'est une sorte de division du travail. Les musulmans jouent le rôle des mafias. Parce qu'ils sont moins instruits, ghettoïsés, ostracisés, exclus du champ légitime de la société et de la politique. Pourtant, ils jouent un rôle très utile pour tous les autres. Et cela rapporte beaucoup d'argent à tous, policiers comme politiciens.
Lors des émeutes de 1985, qui ont été dévastatrices, LATIF était derrière les barreaux. Mais il avait tant fait pour les musulmans victimes qu'il a été élu aux élections municipales avec un nombre record de voix. Il a alors décidé de cesser ses activités criminelles, mais on ne l'a pas laissé partir. On ne l'a pas laissé s'arrêter. Il fallait quelqu'un pour récupérer l'argent, pour le collecter. C'est donc l'ironie que l'on retrouve également dans le cas de Sohrabuddin SHEIKH. Sohrabuddin était un criminel que tout le monde exploitait.
Anubandh : Y compris Amit SHAH !
Christophe : Il était la mafia du marbre, celle du sable, toutes sortes de mafias. Le Gujarat est l'État où l'on dénombre le plus grand nombre de militants du droit à l'information tués (RTI). Si l'on considère le nombre par habitant, les chiffres absolus sont plus prononcés dans le Maharashtra, car ce dernier est beaucoup plus vaste. Mais le nombre de militants du droit à l'information tués (RTI) par habitant se situe au Gujarat, et ce n'est pas un hasard.
Anubandh : Dans le livre, vous écrivez également que les policiers n'étaient pas ravis de prendre des mesures contre Abdul LATIF et d'autres, car cela aurait eu des répercussions sur leurs revenus. Vous avez également évoqué les émeutes de 1985, et nous pouvons ensuite établir un lien avec le pogrom de 2002. Cependant, ce qui m'a vraiment frappé, c'est le nombre de morts. Vous citez plus de 1 000 personnes tuées et, avant même 1985, plusieurs émeutes graves ont eu lieu au Gujarat.
Christophe : 1969 principalement. 1969 est également dans la même gamme. 1500 environ.
Anubandh : J'aimerais ajouter un point et ensuite recueillir votre commentaire : nous avons beaucoup entendu parler du nombre exact de personnes tuées lors du pogrom de 2002. J'ai constaté que, lorsque j'étais plus jeune, ce chiffre était initialement de 2 000. Depuis que M. MODI est au pouvoir, ce chiffre a été réduit de près de la moitié, soit 1 000. Dans votre livre, vous mentionnez également l'existence de fosses communes, découvertes ultérieurement. Nous savons pertinemment qu'en Inde, il existe toujours un écart entre les chiffres officiels et non officiels. Comment contextualiser cela ? Quel est le nombre réel de victimes ?
Christophe : 2 000 est le chiffre avancé par les ONG, car elles sont allées voir les familles de personnes disparues. On ne compte donc pas seulement les corps, mais aussi tous ceux qui ont disparu et qui n'ont jamais été retrouvés. C'est pourquoi il existe un écart entre le chiffre officiel et le chiffre officieux, probablement plus réaliste.
Anubandh : Ce qui m'a
également choqué, c'est la mention des fosses communes, car on a beaucoup
entendu parler l’existence de cela au Cachemire, vous savez, mais jamais
d'aucun autre État. Du moins, je l'ignorais avant de lire votre livre.
Cependant, j'aimerais maintenant aborder le principal point de discorde :
qualifier les événements de 2002 d'émeutes ou de pogroms ? C'est un long
débat. J'aimerais connaître votre avis à ce sujet. Cependant, avant cela,
j'aimerais recueillir le point de vue de Yogendra YADAV. Il affirme que les
émeutes sont souvent orchestrées. Et qu’elles ne sont pas des explosions
spontanées de la violence comme on nous le fait croire. Elles sont
historiquement utilisées par le Congrès et le BJP. Le BJP pour des raisons
évidentes. Mais aussi le Congrès, pour que la peur des émeutes incite les
musulmans à voter pour.
Comment réagiriez-vous à tout cela ?
Christophe : Oui, c'est un phénomène que nous avons déjà observé. Même au Gujarat. Il existe un excellent article de Ghanshyam SHAH, qui était très jeune à l'époque. Il a mené une enquête remarquable sur les émeutes de 1969 et a découvert que des membres du Congrès y étaient très impliqués. Ces mêmes membres de l’aile droite du Congrès. C'est le cas si l'on veut comprendre le sale boulot de ceux qui jouent la carte de la politique électorale. Par conséquent, dans le cas du Congrès, on ne peut pas dire qu'il soit principalement motivé par le rejet des musulmans. Cela fait partie d'un jeu politique. Combattre les factions au pouvoir en perturbant l'ordre public, par exemple. C'est ce que nous avons vu, par exemple, à Hyderabad en 1990, et aussi à Indore en 1989.
De plus, l'autre idée que vous avez déjà évoquée est de punir les électeurs musulmans lorsqu'ils n'ont pas suffisamment soutenu le Congrès. C'est ce que nous avons constaté après 1977. À cause du Kashmiri Gate, de Sanjay GANDHI, de l'état d'urgence, de la stérilisation de masse, etc., les musulmans n'ont plus soutenu le Congrès comme avant. Et c'était l'une des raisons de certaines sanctions. En 1980, renversement de stratégie : Indira GANDHI donne des mandats à un nombre record de musulmans, et les musulmans n'ont jamais été aussi nombreux au Parlement. Par conséquent, en trois ans, on change d'attitude, car ce n'est pas idéologique. Vous savez, le Congrès avait cette tactique, si vous voulez, de la politique de banque de votes à l'époque. Cela explique le changement.
Du côté du BJP, c'est bien sûr complètement différent. Evidemment,
il y a une stratégie. Cette stratégie est la polarisation. Il faut donc unir
les hindous contre les musulmans. Et de fait, les émeutes sont un moyen d'unir
les hindous contre les autres, mais le meilleur scénario est celui où le
musulman est l'autre. C'est ce qui s'est produit lors des émeutes de 1985, car
c'était un moyen de réunir les hindous divisés par le système de castes, la
politique de SOLANKI. Mais outre cela, si l'on veut instrumentaliser la
violence communautaire, il y a aussi une tentative d'éliminer les musulmans de
la sphère publique. Les émeutes doivent au moins aboutir à une ghettoïsation.
Les quartiers mixtes ont donc été les premières victimes des émeutes. La
ghettoïsation a été particulièrement évidente lors de la création de Juhapura,
par exemple, le plus grand ghetto musulman d'Inde, qui compte probablement un
demi-million de personnes. Ils ont quitté les quartiers mixtes pour se
regrouper. Ils ont donc quitté les lieux où les hindous ne pouvaient pas les
voir. Car aucun hindou ne se rend à Juhapura. Donc, vous voyez, deux logiques
différentes sont à l'œuvre.
Christophe JAFFRELOT est professeur de politique et d'histoire de l'Asie du Sud au Centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po (Paris). Il est également professeur de politique et de sociologie indiennes au King's India Institute (Londres) et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris. JAFFRELOT est professeur invité à l'India Institute du King's College de Londres. Il a enseigné à l'Université Columbia, à l'Université Yale, à l'Université Johns Hopkins et à l'Université de Montréal. Il a travaillé comme Global Scholar à l'Université de Princeton.
Christophe JAFFRELOT est Consultant permanent à la Direction de la Prospective du Ministère des Affaires Etrangères.
Il a écrit plus de 24 livres sur l’Inde et 7 sur le Pakistan.
Christophe JAFFRELOT est un chroniqueur régulier dans les principales publications d'information indiennes telles que The Hindu, The Indian Express, The Wire.
Anubandh KATÉ est un ingénieur basé à Paris et co-fondateur de l'association « Les
Forums France Inde ».
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