Benoît Leborgne (qui a changé son nom en « de Boigne » en Inde) est né à Chambéry le 8 mars 1751, dans une famille de commerçants de fourrures, qui tenait une boutique renommée. Le jeune Benoît était fasciné par les animaux sauvages empaillés que la boutique de son père abritait, tels que les lions, les éléphants, les panthères, les tigres, etc. Il était intrigué et voulait explorer et visiter le pays d'où venaient ces merveilleux animaux.
De Boigne a commencé sa carrière militaire à 17 ans, comme simple soldat dans le régiment irlandais du roi français, Louis XV. C'est là qu'il a acquis des compétences militaires ainsi que la maîtrise de l’anglais. Le régiment était principalement composé de soldats irlandais hostiles aux Britanniques. En 1773, à l'âge de 22 ans, De Boigne se rend à Paros (une île grecque) pour participer à la guerre russo-turque, du côté des Russes. Hélas, les Russes ont perdu cette guerre, et De Boigne a été capturé puis emmené à Constantinople comme esclave. Ses difficultés ont pris fin lorsque son maître a reconnu sa maitrise de l’anglais et a employé ses services pour négocier avec un seigneur commerçant anglais, Algernon Percy. Ce dernier, surpris de voir un Européen réduit en esclavage par un Turc, fit les manœuvres nécessaires pour le libérer.
De Boigne a ensuite travaillé pendant un certain temps comme guide pour Percy dans les îles grecques, jusqu'à ce qu'ils arrivent à Paros, où il a quitté cet emploi et a pu poursuivre son aventure. Il s’est rendu dans la ville portuaire turque de Smyrne, où il a rencontré plusieurs commerçants venus d'Inde, et qui lui ont parlé des fabuleuses mines de diamants de Golkonda et des précieux saphirs de Ceylan (Sri-Lanka). Selon eux, plusieurs royaumes indiens cherchaient des officiers militaires européens pour organiser et former leurs armées. À cette époque, beaucoup d'officiers européens ont fait fortune en Inde en offrant leur expérience militaire, leur savoir-faire dans la production d'armements, en particulier des canons, ainsi que dans la mise en œuvre de nouvelles stratégies de guerre.
Enthousiasmé par ces pistes, De Boigne a été pris par l'idée d'explorer une route terrestre pour atteindre l'Inde, en passant par l'Afganistan ou par le Cachemire. Il a discuté de ce projet avec plusieurs comtes et rois, y compris avec Catherine II de Russie, pour obtenir des lettres de recommandation ainsi qu’un soutien financier. La Tsarine s'est intéressée à cette expédition, notamment aux fins d'étendre son influence jusqu'à l'Afganistan, pour, au final, contrer les Britanniques en Inde. En 1777, De Boigne a commencé ce voyage, mais après quelques tentatives difficiles, il a décidé d'abandonner ce plan et a pris plutôt la route maritime pour atteindre l'Inde. Cependant, aux abords de l'Égypte, pris dans une tempête, il a perdu tous ses biens, y compris les précieuses lettres de recommandation. Incapable de rentrer, il s'est rendu au consulat britannique local (en Égypte) où on lui a conseillé d'aller travailler pour la Compagnie des Indes orientales, et il a reçu une lettre de recommandation à cet égard.
Il est arrivé à Madras (Inde) en 1778. Surpris et impressionné par cette terre et ce peuple exotiques, il a commencé à donner des leçons d'escrime pour gagner sa vie, puis a finalement obtenu une affectation pour former un bataillon de la Compagnie des Indes orientales. Après 4 ans de cette expérience, il a souhaité s'installer dans d'autres territoires pour réaliser ses ambitions. Il s’est d’abord rendu à Calcutta pour rencontrer le gouverneur Warren Hastings et partager avec lui son rêve d'explorer une route terrestre entre l'Inde et l'Europe. Hastings a donné à De Boigne une lettre de recommandation pour le Nabab Asad-ud-Daulah (de l'État vassal britannique d'Aundh). De Boigne a commencé ce voyage en 1783, a rencontré le Nabab à Lukhnow et a gagné à nouveau des lettres de recommandation pour ses futures escales à Kaboul et Kandhahar, ainsi que de l'argent. Profitant de son séjour de quelques mois à Lukhnow, il a commencé à apprendre l'hindi et le persan. C'est là qu'il a changé son nom de « Leborgne » en « de Boigne », réalisant que les Britanniques avaient du mal à prononcer le « R » de son nom.
De Boigne a repris son voyage et s’est rendu à Delhi où il a rencontré l'empereur moghol Shah Alam, juste avant que ce dernier perde ses ultimes pouvoirs, face au sergent Maratha Mahadaji Sindhia qui prenait la tête des provinces de Delhi et d'Agra. L'empereur moghol Shah Alam conservait son titre, parce que le nom de la dynastie moghole commandait un tel respect qu’aucun roi indien de cette époque n'aurait osé prendre sa place, malgré la réduction de son autorité et de sa force.
Par la suite, très impressionné par ces deux bataillons rajpoutes formés à l’européenne, Mahadaji Sindhia a recontacté De Boigne, qui, cette fois-ci, a accepté leur collaboration. De Boigne a reçu la responsabilité de former deux bataillons, comprenant en tout 1700 soldats, ainsi que celle d'administrer une fonderie de canons à Agra. Au cours de ces années 1784-1788, plusieurs batailles ont eu lieu entre les Marathas et une coalition de Moghols, Rajpoutes et Rathors (Rajpoutes de Marwar/ Jodhpur et Bikaner). Grâce au rôle important et influent joué par De Boigne, les Marathas sont sortis triomphants de chaque bataille. Cependant, Sindhia a refusé le projet de consolidation militaire de De Boigne qui souhaitait construire une brigade forte avec 10000 soldats et donner plus l'importance à l'artillerie-infanterie qu’à la cavalerie. Suite à ce refus, De Boigne a démissionné puis est retourné à Lukhnow. Là, il a gagné une énorme fortune en faisant du commerce. Et c'est là qu'il a épousé Nour, fille d'un colonel moghol.
En 1790, les Marathas durent affronter le front uni des Rajpoutes, d’Ismaïl Baig (armée moghole + Rohilla), des Rathors, et des royaumes de Bikaner et Jaipur. Grâce à la brillante brigade formée par De Boigne, l'armée Maratha a remporté de nombreuses batailles importantes. Même la Compagnie des Indes orientales s'est alarmée de la montée en puissance de cette armée courageuse. En six mois de l’année 1790, dans un territoire très hostile, cette brigade a défait une armée de 100000 soldats, confisqué 200 chameaux, 200 canons, de nombreux bazars et 50 éléphants. L'armée Maratha a conquis 17 forteresses. Grâce à ces victoires, De Boigne a vu sa position sociale, militaire et politique rehaussée. Pendant ce temps, il a également fait faire des travaux de restauration du Taj Mahal, situé sur son jaghir.
Jaloux du succès retentissant de leur cousin Sindhia, les Marathas du centre de l'Inde (Peshwas de Pune), et les Holkar d'Indore, ont rejoint Ismaïl Baig (Moghol) pour former un front uni contre lui. De Boigne a combattu Ismaïl et l'a emprisonné ; il a également remporté d'importantes batailles contre les Holkar, établissant ainsi la suprématie de Sindhia. Ce dernier a récompensé son fidèle général avec un jaghir encore plus grand. De Boigne était parmi ses hommes de confiance et, en fait, sa main droite : il pouvait alors administrer non seulement son propre jaghir, mais aussi l'ensemble des affaires royales du nord et du nord-ouest de l'Inde.
Sa puissance militaire et sa prééminence politique étant devenues indiscutables, Sindhia s’attirait de nombreux ennemis et conspirations / trahisons. Invité à s'entretenir avec les Peshwas à Pune, Mahadaji Sindhia s'est fait piéger par Nana Fadnavis et Holkar, et a appelé à l’aide De Boigne. Ce dernier lui a envoyé l’armée mais il était trop tard et Sindhia a été tué le 12 février 1794. Après sa mort, de Boigne aurait pu devenir l'empereur du Nord et du Nord-Ouest de l'Hindoustan. Au lieu de cela, il a décidé de rester fidèle à Daulat Rao Sindhia, le neveu et héritier de Mahadaji Sindhia, qui s’est avéré par la suite être un administrateur assez faible.
De Boigne a rapidement réalisé que la situation politique avait changé. Alors, en 1795, après 17 ans passés en Inde, et voyant sa santé se détériorer, il a abandonné à son adjoint Pierre Cuillier-Perron la responsabilité de général d'armée, et a commencé à préparer son départ pour l'Europe. À la fin de sa carrière, il était à la tête d'une armée de 100000 soldats entraînés à l'européenne, qui fut l'une des dernières armées indiennes (indigènes) à résister aux Britanniques. Cependant, avant de partir pour l'Europe, de Boigne leur a vendu sa garde personnelle constituée de 500 soldats, et tous ses biens.
De retour en Europe, de Boigne s’est rendu à Londres. Il y a pris la nationalité britannique, s’est séparé de sa femme indienne, et a épousé une jeune femme française, Adélaïde d'Osmond. En 1802, De Boigne, en visite à Paris, y a rencontré Napoléon Bonaparte, qui lui a proposé de diriger une troupe franco-russe pour atteindre l'Inde par l'Afganistan et combattre les Britanniques. Cependant, De Boigne, âgé de 50 ans et atteint de dysentrie chronique, a décliné cette offre. En 1807, il est retourné à Chambéry où il a demeuré jusqu'à sa mort, le 21 juin 1830. Pendant ses dernières années, il a généreusement fait don de sa fortune à la ville de Chambéry, pour réaliser des travaux, financer des fondations d’intérêt public, et développer l’instruction.
Quelle histoire fascinante! De mon côté, je viens de l’état du Maharashtra et j'ai eu la chance de faire partie d'une époque où les livres d'histoire n'étaient pas vraiment trafiqués. Et pourtant, moi et beaucoup d'autres avons été amenés à croire que l'Empire Maratha dans le nord et dans le nord-ouest résultait de la puissance de la seule courageuse armée Maratha. De mémoire, pas un mot n'a été prononcé sur le rôle central que De Boigne avait joué dans ces efforts ! Et je me demande, dans quelle mesure les Français connaissent les exploits de ce courageux Savoyard ?
No comments:
Post a Comment