Ici un entretien captivant
avec le professeur Laurent GAYER de SciencePo Paris à propos de son ouvrage
phare, « Karachi : Désordre ordonné et lutte pour la ville » (Hurst,
2014). Lors de cette discussion exclusive, l'auteur s'adresse pour la première
fois au public indien et lui dévoile les secrets de la « Cité de la vie
» !
Karachi avait autrefois la
réputation d'être l'une des villes les plus dangereuses et les plus violentes
de la planète. En raison d'intenses conflits armés, la ville était souvent
surnommée « la Beyrouth de l'Asie du Sud » ou « la Colombie de
l'Asie du Sud ». Le nombre de meurtres a atteint un pic de 2507 morts en
2013. Laurent a confirmé que la violence était bel et bien au cœur de la vie de
la ville. Cependant, elle était aussi, dans une certaine mesure, contenue,
régulée. Ce n'était pas une ville au bord du chaos, ni même si elle avait été
au bord d'une guerre civile, elle n'a jamais vraiment sombré dans l'abîme.
Comprendre pourquoi la ville n'était pas plus violente qu'elle aurait pu l'être
était une énigme. L'auteur nous guide à travers son enquête pour appréhender
les raisons qui ont permis à Karachi d'échapper à un embrasement général,
malgré des escalades violentes répétées, accompagnées de polarisations ethniques,
politiques et, plus récemment, religieuses.
L’auteur nous dévoile
ensuite les causes profondes de l'essor et du déclin du nationalisme Mouhajir,
orchestré et exploité par la force politique la plus redoutable de Karachi, le
« Muttahida Qaumi Movement » (MQM). Il explore et relate également le profond
attachement historique, culturel et émotionnel des Mouhajirs à leur patrie, à
leur lieu d'origine, l'Inde. Il est intéressant de noter que de nombreuses
colonies de Karachi portent encore des noms tels que quartier de Delhi, ville
de Bangalore, quartier du Bihar, etc.
Laurent affirme que
l'arrivée au pouvoir de Narendra MODI en Inde a, d'une certaine manière,
redynamisé la « Théorie des deux Nations » et le nationalisme pakistanais. Le
sentiment existe désormais que le Pakistan a offert un toit et une protection
limitée, quoiqu’imparfaite, aux musulmans du sous-continent.
Regardez l’entretien aussi
pour découvrir comment la poésie reste une partie intégrante du langage
quotidien de la politique au Pakistan !
Remarques :
1) Veuillez noter que l'entretien
est sous-titré simultanément en français et en hindi.
2) Veuillez consulter la
transcription anglaise de cet entretien grâce au lien ci-dessous.
3) Veuillez consulter la
transcription française de cet entretien sur le lien ci-dessous.
4) Veuillez consulter la transcription hindi de
cet entretien via le lien ci-dessous.
Anubandh : Bonjour ! Je m'appelle Anubandh KATÉ. Je suis ingénieure à Paris et j'ai le plaisir d'inviter aujourd'hui le professeur Laurent GAYER de SciencePo, Paris à m'entretenir avec lui. Bienvenu Laurent !
Laurent : Merci.
Anubandh : Laurent, je ne sais pas si
vous y croyez, mais les Parisiens et les Français considèrent souvent Paris
comme le centre du monde. Et je suis plutôt d'accord avec eux. Le travail de
recherche mené ici, sur l'Asie du Sud, notamment sur des pays comme l'Inde, le
Pakistan, le Sri Lanka et d'autres, me semble incroyable. Malheureusement,
beaucoup de gens, en Inde et au Pakistan, ignorent ce fait. Nous avons bien sûr
Christophe JAFFRELOT, qui
a écrit
plus de 24 livres sur l'Inde et 7 sur le Pakistan, avec qui vous avez
collaboré. Vous avez écrit des livres avec lui et vous-même. Êtes-vous donc
d'accord avec cette affirmation selon laquelle « Paris est le centre du
monde » ?
Laurent : Non, pas vraiment. Nous
essayons simplement d'apporter notre contribution. Néanmoins, la plupart des
recherches sur l'Inde et l'Asie du Sud proviennent évidemment du sous-continent
indien. De plus, nous nous sommes inspirés de générations d'historiens, de
sociologues, de politologues et d'anthropologues indiens. Aujourd'hui, ils sont
également dispersés dans le monde, notamment aux États-Unis, où leurs
recherches sont de plus en plus menacées. Je pense que la France a joué un rôle
important. Cependant, sa contribution reste marginale par rapport à l'immense
quantité de recherches sur l'Asie du Sud.
Anubandh : J'ai néanmoins une
question concernant l'importance des écrits européens sur l'Inde et le
Pakistan, et pourquoi cette question est essentielle et différente. Nous y
reviendrons plus tard, mais pour vous présenter formellement, vous travaillez
au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) en tant que maître de
conférences au CERI (Centre de recherche internationale) de SciencesPo, Paris.
Vous êtes l'auteur de l'ouvrage « Karachi : Désordre ordonné et lutte
pour la ville », dont nous parlerons principalement aujourd'hui. Vous avez
également écrit une suite, « Gunpoint Capitalism ». Auparavant, vous
avez coédité avec Christophe JAFFRELOT l'ouvrage « Muslims in Indian
Cities ». Vous avez également écrit « Armed Militias of South Asia and
Shared Sacred Sites in South Asia » et « Proud to Punish: The Global
Landscapes of Rough justice ».
Est-ce
une introduction juste ?
Laurent : Oui! Merci.
Anubandh : Ce n'est certainement pas
complet, mais je pense que pour l'instant, cela devrait suffire. J'ai aussi une
question concernant vos compétences linguistiques, car je sais que vous avez
appris l'ourdou. Était-ce à l'INALCO (Institut national des langues et
civilisations orientales), Paris ?
Laurent : Oui. J'ai étudié l’Hindi-Ourdou
à l'INALCO pendant quelques années. J'ai ensuite vécu six ans à Delhi,
notamment dans le cadre de l'ouvrage collectif que vous avez mentionné et que
j'ai coédité avec Christophe JAFFRELOT sur « Les musulmans dans les villes
indiennes ». J'ai alors essayé d'améliorer mes compétences en ourdou à
Delhi.
Anubandh : D'accord. Alors,
pouvons-nous aussi parler en hindi ?
Laurent : Oui, nous le pouvons
!
Anubandh : Je tenais particulièrement
à souligner ce point, car vous avez largement utilisé l'ourdou dans ce livre.
Vous avez ainsi cité différents poèmes et leur importance, et nous y
reviendrons plus tard. Cependant, la langue semble être au cœur de vos
recherches, non seulement comme un outil, mais aussi pour comprendre les gens,
le pays et l'histoire. Il est donc important de le mentionner. Ce que j'ai
trouvé essentiel dans ce livre, c'est son approche. Elle est très méthodique.
Bien documentée, elle est rigoureuse, captivante et, surtout, vous avez fourni
une conclusion à la fin de chaque chapitre. Cette dernière résume bien notre
lecture et je l'ai beaucoup appréciée.
Avant
de commencer cet entretien, je dois vous expliquer pourquoi il est important
pour moi d’échanger avec vous. Comme vous pouvez le deviner, le mot
« Pakistan » est un mot tabou en Inde. On en parle peu et, quoi qu'on
en dise, c'est généralement dans un sens négatif. On en parle souvent par
l'intermédiaire des autorités indiennes ou de l'État. C'est leur discours.
Et cela
nous empêche un peu de comprendre le peuple pakistanais, la société et ses
problèmes. Les pakistanais ont peut-être une meilleure idée de l'Inde à travers
les films et la musique de l’Inde, plutôt que par l'inverse. Quoi qu'il en
soit, je pense qu'il est essentiel pour moi que nous (ces deux peuples) nous
connaissions bien. Je vais vous donner un exemple Etant à Paris, c'est d’aussi
avoir le privilège de rencontrer des gens de différents pays. J'ai des amis
pakistanais ici. Quelques mois auparavant, voire quelques années auparavant,
j'étais surpris que beaucoup d'entre eux ne savaient pas ce qu'étaient un dosa
et un idli ! C'est vraiment dommage, car il y a de bons restaurants
tamouls à Paris. Puis, ce qui est bien c'est qu'à Paris, nous trouvons des
mangues non seulement d'Inde, mais aussi du Pakistan. Une chose qui n'est pas
possible en Inde !
C'est
pourquoi, dans cette discussion, nous nous efforcerons d'ajouter des
corollaires aux références spécifiques à l'Inde, afin qu'elles soient faciles à
comprendre pour les Indiens. De plus, je crois qu'il est important que les travaux
universitaires et des ouvrages des instituts de recherche soient publiés et
rendus accessibles au grand public afin qu'ils puissent les comprendre et les
appliquer.
Désolé
pour cette longue introduction et cette justification de cet entretien. C'est aussi
parce que, comme vous me l'avez confirmé, c'est la première fois que vous
parlez de ce livre au public indien. Merci encore.
Ma
prochaine question est : pourquoi ce livre ? Et pourquoi l’idée
d’étudier la ville de Karachi ?
Laurent : Eh bien, lorsque j'ai
commencé à travailler sur Karachi au début des années 2000, la ville sortait
d'une longue série de conflits et de militantismes de toutes sortes, qui
avaient débuté au milieu des années 1980. Nous y reviendrons peut-être. Au
cours de ces conflits, Karachi a acquis la réputation, à mon avis injuste,
d'être l'une des villes les plus dangereuses et les plus violentes de la
planète. À l'époque où j'étudiais, lorsque je menais mes recherches, ce n'était
clairement pas le cas. Il y avait une accalmie dans la violence et je
m'inquiétais de ces préjugés qui faisaient de Karachi, comme on la surnommait
souvent, « le Beyrouth de l'Asie du Sud », puis « la Colombie de
l'Asie du Sud », etc. Plus j'ai observé et étudié la ville, plus j'ai étudié
les racines de cette violence, ses impacts et ses empreintes sur le tissu
social et politique de la ville. Il m'a semblé que la violence était bel et
bien au cœur du tissu urbain. Cependant, elle était aussi, dans une certaine
mesure, contenue et régulée. Ce n'était pas une ville au bord du chaos, ni même
si elle avait été à un moment donné au bord d'une guerre civile, elle n'a
jamais vraiment sombré dans l'abîme. Pour moi, c'était l'énigme initiale qui
m'a permis de comprendre pourquoi la ville n'était pas plus violente qu'elle
aurait pu l'être.
Anubandh : J'ai regardé par hasard un
entretien que vous avez accordée à la chaîne YouTube pakistanaise « The
Pakistan Experience », où vous parliez de ce livre. Vous y avez mentionné
que vous trouviez un peu ennuyeux le récit de la ville, principalement axé sur
ses aspects Djihadistes ou sur l'importance de l'armée. Peut-être cette
observation ne concernait-elle pas seulement la ville de Karachi, mais le
Pakistan en général. Vous souhaitiez explorer davantage les aspects sociaux,
culturels, historiques et politiques de la ville. Dans le livre, vous faites
également constamment référence à d'autres zones de conflit dans le monde,
notamment le Brésil, les favelas dont vous avez parlé, et le cas colombien.
Vous avez également évoqué les manifestations des « Gilets jaunes »
en France. Comment envisagez-vous cette extension de l'exemple de Karachi à
d'autres endroits ?
Laurent : Comme vous l'avez souligné
lorsque j'ai commencé cette recherche au début des années 2000, le Pakistan
était trop souvent considéré comme un pays ancien, et cette situation n'a fait qu'empirer
après les événements du 11 septembre 2001. On le réduisait souvent à
l'importance de l'armée et à sa collusion avec les Djihadistes, faisant du
Pakistan un centre du terrorisme international. À Karachi, du moins, les Djihadistes
et les islamistes, plus généralement, n'ont jamais constitué une force
politique sérieuse après le 11 septembre 2001. Ils ont pris pied dans la ville.
Ils ont organisé une campagne militante qui a véritablement perturbé la ville,
mais ils n'ont jamais acquis une force centrale, ni politiquement ni
territorialement. Ils n'étaient qu'une des nombreuses parties prenantes, une
des nombreuses parties au conflit. J'ai donc tenté d'évaluer la configuration
beaucoup plus vaste en jeu : ses racines historiques. De plus, ce qui m'a intrigué,
c'est que les acteurs les plus violents de la ville ne sont pas des
organisations religieuses, mais des forces laïques, qui, soit dit en passant,
bénéficiaient à l'époque d'un soutien important de l'Occident ! Il y avait
donc là une anomalie par rapport à ce qui était considéré comme le cœur du
conflit au Pakistan.
D'autre
part, dès le départ, ce projet était comparatif. C'est ainsi que nous concevons
la science politique dans mon institut, le CERI de SciencePo. Même lorsque nous
réalisons des études de cas, nous les considérons comme intrinsèquement
comparatives, dans le sens où elles s'inspirent de questions transversales, de
nos lectures et de nos discussions quotidiennes. C'est un institut de recherche
où tous mes collègues travaillent sur différentes régions du monde. C'est donc
aussi au quotidien que nous échangeons et nous nous influençons mutuellement.
Ainsi, dès le début et tout au long de leur parcours, toutes ces recherches sur
Karachi ont cherché à saisir la singularité de Karachi pour en faire un cas
beaucoup plus vaste.
Anubandh : J'imagine que votre
travail en Inde vous a également aidé dans cette comparaison. Au fait, comparer
Karachi et le Pakistan, en extrapolant vos observations de Karachi au Pakistan,
serait-il crédible ou correct ?
Laurent : D'une certaine manière,
Karachi a une histoire particulière dans l'histoire du Pakistan. Une histoire
qui, soit dit en passant, est étroitement liée à celle de l'Inde. Si l'on
revient aux terribles conséquences de la partition, lorsque des centaines de
milliers de « Mouhadjirs » – des migrants venus notamment des
Provinces-Unies (l'actuel Uttar Pradesh) ou du Deccan autour d'Hyderabad – ont
migré. L'arrivée massive de cette population ourdouophone a non seulement
provoqué une crise majeure du logement à Karachi pour les années à venir,
jusqu'au début des années 1950, mais a aussi profondément transformé la vision
ethnique, culturelle et linguistique de la ville. D'une ville essentiellement Sindhi,
où le commerce, notamment, était largement dominé par les élites commerçantes Hindoues.
Son image a radicalement changé presque du jour au lendemain. Karachi est
devenue ourdouophone. Non seulement elle a accueilli de nombreuses autres
communautés, dont nous parlerons peut-être plus tard, mais elle a également vu
l'arrivée de cette population ourdouophone, profondément ancrée en Inde, et
restée très attachée à ses lieux d'origine. Vous avez mentionné la poésie
ourdoue, mais le fait que de nombreux poètes ourdouophones aient eu leur
« Takhallus » (nom de plume), qui faisait encore référence à leur
lieu d'origine, comme Telavi, Amrohvi, etc., témoigne également de
l'attachement persistant de la ville, de la population ourdouophone, et
notamment de ses élites culturelles, à leur patrie, à leur lieu d'origine,
l'Inde. La politique de Karachi a ensuite évolué, même si elle était liée à des
enjeux majeurs au Pakistan : fédéralisme, interventions militaires, etc.
Elle a pris une tournure particulière liée à ces changements
démographiques.
Anubandh : En fait, en lisant votre
livre, nous découvrons que de nombreuses colonies à Karachi – je ne sais pas si
elles existent encore – faisaient référence à leurs villes d'origine, comme la
colonie de Delhi, la colonie de Bangalore, la colonie de Bihar, etc. C'est très
intéressant. Puisque nous parlons également de ce lien avec l'Inde,
pourriez-vous nous parler du lien entre Bombay et Karachi ? Y a-t-il des similitudes, des
différences ? On peut également comparer le Shiv Sena au MQM.
Comment
réagiriez-vous à cette comparaison ?
Laurent : Eh bien, clairement. Il
existe deux types de villes cousines. Delhi et Lahore partagent une histoire
politique et architecturale similaire, ainsi qu'une vision culturelle
similaire. Elles ont été touchées de la même manière par la partition. De même,
il existe une forme de connivence entre Bombay et Karachi. Elles ont fait
partie, administrativement, du Raj jusqu'aux années 1930, dans le cadre de la
présidence de Bombay. Il existe donc déjà un héritage administratif historique.
Il existait à l'époque coloniale une circulation d'élites commerçantes,
notamment des commerçants et des banquiers. Certaines communautés, comme les
Memons de Bombay et Kathiawar, ont migré de l'ouest de l'Inde vers Karachi, dès
les années 1930. Toutes les grandes maisons de commerce de Bombay avaient
souvent des succursales à Karachi. Ces liens existaient donc avant la
partition. Cependant, avec l'émigration de la grande majorité de la population
Memon de Bombay, ces liens se sont renforcés. Ils avaient leurs propres pratiques
commerciales, qu'ils ont importées à Karachi. Cela a également transformé la
ville.
Ensuite,
l'histoire postcoloniale de Karachi. Vous avez mentionné le Shiv Sena, et le
parallèle est frappant. On retrouve une politique ethnique similaire, qui a
pris une coloration plus religieuse à Bombay qu'à Karachi. Mais à bien des
égards, la xénophobie, le militantisme, l'engagement et l'ancrage du Shiv Sena
dans la ville et du parti qui a dominé la politique de Karachi à partir du
milieu des années 1980, le « Mouvement Mouhajirs Qaumi du National »,
mouvement Mouhajirs rebaptisé « Mouvement Muttahida Qaumi » puis
« Mouvement National Uni » à la fin des années 1990, présentaient de
très fortes similitudes.
Anubandh : Je reviens maintenant à la
question que j'ai évoquée au début. Elle concerne l'approche des auteurs et
commentateurs politiques anglo-saxons sur l'Inde et le Pakistan. Pourriez-vous
les distinguer de celle des chercheurs latinistes, comme vous ? Car la
Grande-Bretagne, en tant que colonisateur et ancien colonisateur, a un héritage
différent de celui de la France. C’est un passé que les auteurs français ne
partagent pas vraiment avec l'Inde. Trouvez-vous des subtilités ou des
différences dans les recherches menées par les professeurs latins ?
Laurent : Je ne pense pas que je les
qualifierais de latins. Je ne crois pas à une différence culturelle. Peut-être
qu'au Pakistan, plus que l'héritage colonial, ce qui était important pour mes
recherches était le fait que je ne sois pas américain. Ce qui était d'ailleurs
bien plus important que le fait que je ne sois pas britannique. Début 2000,
après le 11 septembre 2001, en tant que chercheur étranger au Pakistan, si vous
n'étiez ni américain ni israélien, vous saviez que des choses pouvaient vous
arriver. Par conséquent, d'une certaine manière, même l'héritage britannique
aurait été gérable. Néanmoins, le fait d'être français me donnait une
impression plus neutre. Je n'étais pas directement associé aux États-Unis. Par
exemple, le fait que la France ait également pris position diplomatiquement
contre l'invasion de l'Irak nous a donné une impression de différence et nous a
offert une certaine protection, une certaine acceptabilité. Il est plus
difficile de dire comment cela a influencé ma perception, ma façon de mener mes
recherches et d'écrire. Surtout que je ne crois pas au « nationalisme
méthodologique ». Je ne pense pas qu'il existe une manière française
d'interagir avec le monde. Quoi qu'il en soit, une grande partie de nos
lectures et de nos collaborations sont internationales. Il existe un
internationalisme universitaire qui s'accorde mal avec l'idée que nous opérons
sous des bannières nationales.
Anubandh : Pourtant, je dirais que,
puisque vous avez dit que dans le sous-continent, de nombreux écrits majeurs sont
écrits par des Indiens et des Pakistanais, même dans ce cas, quand on lit des
livres comme le vôtre et celui de Christophe JAFFRELOT, on constate une
différence. Je pourrais souligner qu'il y a une différence en termes de
curiosité, de rigueur, d'approche… Peut-être est-ce aussi lié à la
disponibilité des ressources, matérielles ou autres… Êtes-vous d'accord avec
cela ? Cette différence est inhérente ?
Laurent : Non. Comme je l'ai dit,
des travaux antérieurs, par exemple sur Karachi, ont été publiés par Nicolas
KHAN et Oskar VERKAAIK. Nicolas KHAN est donc un anthropologue britannique.
Oskar VERKAAIK est un anthropologue néerlandais. Tous ces travaux ont été
publiés en anglais. Il n'y avait pratiquement aucun auteur français. Michel
BOIVIN avait contribué à quelques travaux sur Karachi à l'époque. Cependant, il
y avait très peu de travaux universitaires français sur lesquels je pouvais
m'appuyer. Mes principales sources d'inspiration étaient les chercheurs
étrangers qui avaient écrit sur la ville. Il y avait aussi les travaux de
chercheurs pakistanais, qui enseignaient parfois à l'étranger, comme Kamran
ASDAR ALI, par exemple. Ces personnes m'ont énormément influencé. Donc non, je
ne me définis pas vraiment comme un chercheur français.
Anubandh : D'accord. Juste une
dernière question à ce sujet. Je la pose régulièrement à Christophe JAFFRELOT.
Pourquoi les Indiens ou les Pakistanais n'écrivent-ils pas autant sur la
France, l'Italie, l'Allemagne ou d'autres villes (de ces pays) que Christophe
JAFFRELOT ou vous-même ? Êtes-vous d'accord avec cet argument ? Si
oui, quelles en sont les raisons ?
Laurent : Je pense que les études
urbaines sont une discipline très internationalisée. Prenons l'exemple de
Karachi : il y avait une véritable école urbaine néerlandaise autour de
Den Van Der Lyndan. Autour de lui, des gens s'intéressaient davantage aux
questions d'urbanisme et menaient des actions très similaires à celles du
projet pilote Orangi, autour de personnalités comme l'architecte Arif HASSAN.
Par conséquent, à Karachi, les études urbaines ont été très nombreuses,
notamment autour d'Arif HASSAN. Nous avons également le Laboratoire d'urbanisme
de Karachi. Il existe une tradition glorieuse, un peu différente de ce que je
faisais, car il s'agissait souvent de questions plus techniques, davantage
axées sur le développement et la planification. Cependant, je pouvais m'appuyer
sur cela. Par conséquent, je pense que les Français ont été assez tardifs dans
ce domaine.
Anubandh : D'accord. Franchement,
j'adorerais lire des écrits d'auteurs indiens et pakistanais sur la France et
d'autres pays… Ce serait tout aussi intéressant. Passons maintenant à autre
chose…
Laurent : Mais justement sur ce
point. Je ne pense pas que le problème soit un manque d'ambition de leur part.
C'est un manque de financement, un manque d'infrastructures. Ce sont des
difficultés d'accès, d'obtention de visas. Le fait que les universités
européennes n'étaient pas particulièrement accueillantes jusqu'à récemment. La
plupart des cours étaient dispensés en français. Il y a donc des raisons
structurelles. Je ne pense pas que ce soit un manque d'intérêt, mais plutôt des
obstacles structurels. Beaucoup proviennent des gouvernements européens.
Anubandh : Nous avons effectivement
mentionné que le manque de ressources pourrait être une raison possible et vous
le confirmez.
Autrement,
il faut préciser que votre livre est publié en français et en anglais. Donc,
deux langues.
Passons
maintenant à autre chose. Puisque nous avons évoqué l'importance de la poésie
dans le récit de Karachi, je vais vous citer quelques exemples tirés de votre
livre. Je vais les citer et vous demanderai ensuite d'y répondre. Vous avez
mentionné que la poésie était essentielle dans cette ville où l'ourdou domine.
Vous avez également cité l'exemple des réfugiés venus d'Inde, qui citaient
souvent dans leurs demandes un poème de Mirza GALIB ou d'autres expressions
poétiques. Vous avez également associé ce phénomène aux mouvements
auto-expressionnistes des années 1930, et expliqué comment cela a pu être une
influence. Vous avez parlé de la poésie comme d'une substance enivrante. Par
exemple, vous avez écrit : « La poésie dont il est question ici est
irréductible à l'imagerie politique ou à l'alibi radical d'un parti par
ailleurs opportuniste (le MQM). Il s'agit plutôt d'une forme de politique à
part entière, où le pouvoir enivrant des mots rencontre la beauté tout aussi
fascinante de la guerre. » Je pense que cela résume bien votre argument.
Cependant,
je vais mentionner deux autres aspects, puis je m'arrêterai et vous inviterai à
commenter.
Vous
avez identifié deux formes de politique qui ont utilisé la poésie. Concernant
la politique du MQM, l'une d'elles est « le salut de la nation Mouhajirs ».
Vous dites : « De manière plus complexe, elle pointe la pratique
simultanée par le MQM de deux formes de politique apparemment opposées. L'une
existentielle, vouée au salut de la nation Mouhajirs par un combat sans fin et
aux proportions épiques contre la tyrannie ». La seconde concerne
« la restauration des droits des Mouhajirs » et l'autre, plus
terrestre, centrée sur la restauration de ces droits. »
Laurent : Oui. Il s'agit d'un
commentaire général sur l'utilisation de la poésie dans la politique à Karachi.
J'essayais de montrer que la place de la poésie dans la vie quotidienne et dans
la vie politique au Pakistan a toujours été centrale. De toute évidence, elle a
perdu un peu de son attrait au cours des dernières décennies. Vous avez évoqué
ces applications où les réfugiés ajoutaient quelques couplets de Mirza GALIB
pour impressionner et défendre leur cause. Je ne suis pas sûr que ce soit une
pratique courante aujourd'hui auprès de l'administration. C'est aussi la haute
culture, la version très persianisée de l'ourdou que les locuteurs de cette
langue connaissent. Cependant, c'est dans les classes moyennes et supérieures
et dans les castes du début des années 1950 qu'elle a progressivement disparu.
Parallèlement, la poésie reste un élément essentiel du langage politique
quotidien, notamment celui de la mobilisation et de la contestation. Lors des
débats télévisés, des personnalités médiatiques et des politiciens lisent des
couplets de (Muhammed) IQBAL, de (Mirza) GALIB, ou de poètes plus transgressifs
et opposants comme (Faiz Ahmed) FAIZ, Ahmed FARAZ et Habib JALIB, qui demeurent
au cœur du langage de la contestation au Pakistan. Ou bien ils récitent
simplement leurs propres couplets. Mais on trouve aussi, au quotidien, des gens
citant de la poésie ici et là. Il existe en effet deux principales façons de
citer de la poésie dans ces interactions quotidiennes. La première consiste à
invoquer le thème du martyre de la résistance, le thème de Karbala, qui demeure
au cœur de l'imaginaire politique, et plus particulièrement de la contestation.
C'est ce qu'a fait le MQM. Il jouait constamment avec ce thème de Karbala pour
mobiliser son peuple et donner une dimension épique à sa lutte. La seconde
méthode, plus terre à terre, consiste à exprimer des griefs, à revendiquer des
droits, ce qui permet aussi de donner du poids à ces revendications.
Anubandh : Vous avez mentionné Habib
JALIB. Il y a son célèbre poème « Dastoor » et celui de Faiz Ahmed
FAIZ, « Ham Dekhenge ». Ces deux poèmes ont été largement récités
lors des manifestations contre la loi sur la citoyenneté (CAA) en Inde quelques
années auparavant. Il y a aussi le livre de Fatima BHUTTO, « Songs of
Blood and Sword », très célèbre en Inde. On peut également noter son titre
poétique, qui confirme ce que vous venez de dire. De plus, dans votre livre,
vous citez plusieurs courts poèmes, notamment de poètes comme Rais AMROHVI et
Zeeshan SAHIL. Pourriez-vous en réciter un si vous vous en
souvenez ?
Laurent : Non, je ne m'en souviens
pas. Je vais épargner vos lecteurs. Je n'ai pas de couplets en ma possession
pour le moment. Mais si vos lecteurs sont intéressés, je les encourage vivement
à découvrir la poésie de Zeeshan SAHIL. C'était un poète très important,
original et avant-gardiste du milieu des années 1990 à Karachi, décédé
prématurément dans la fleur de l'âge. Contrairement aux plus grands poètes, les
plus célèbres que vous avez mentionnés, il était un véritable chroniqueur de la
vie quotidienne. Dans un livre qu'il a consacré à Karachi même, en plein
conflit du milieu des années 1990, il a dressé un portrait des troubles
quotidiens de Karachi comme aucun autre écrivain ne l'a fait.
Anubandh : J'insisterais quand même
pour lire et réciter un petit couplet que vous avez mentionné dans le livre de
Rais AMROHVI. Veuillez m'excuser pour ma possible mauvaise prononciation de
l'ourdou, mais voici ce que le couplet dit :
“iss
shahar me ashia hai anka,
dil
sakhth yaha ulajh raha hai,
pagdi
ki taaleb hai ghar ke badle,
pagdi me makaan ulajh raha
hai »,
ce qui signifie,
« Il n’y a pas d’abri dans la ville de Karachi,
le cœur est en grande agitation,
lorsque notre préoccupation immédiate est de préserver notre dignité
comment allons-nous réussir à trouver un logement ?
Merci.
Commençons maintenant un travail sérieux et complexe. Je propose de partager
avec le public quelques acronymes du livre, car ils sont nombreux. Je pense
qu'il est important que le public puisse en avoir un aperçu.
Vous
avez également inclus dans ce livre des cartes, des graphiques et des tableaux
intéressants. Je vous propose de les partager un par un. Il y a deux cartes de
la ville de Karachi.
Je les
ai récupérées sur le site web de Reddit pour que les Indiens puissent se faire
une idée de la composition ethnique du Pakistan. Êtes-vous d'accord avec cette
carte ?
Laurent : Oui, en gros.
Anubandh : D'accord.
Il
convient d'identifier ici cinq nationalités et ethnies distinctes au Pakistan.
L'une d'elles est celle du Sindh, où se trouve Karachi, avec une importante
population de Mouhadjirs. Ensuite, il y a le Baloutchistan, d'où proviennent
les Baloutches. Il y a bien sûr les Pendjabis, puis les Pachtounes, et enfin
d'autres sectes locales.
Cette
deuxième carte est une vue plus détaillée de la composition ethnique.
Nous
avons également le plan de Karachi. Je pense qu'il pourrait également être
intéressant pour les Indiens de découvrir la ville. Vous y avez mentionné les
ports industriels, les zones industrielles et d'autres lieux. Si vous avez des
souvenirs ou des commentaires, n'hésitez pas à les partager.
Laurent : Comme vous pouvez le
constater, Karachi est véritablement une ville en expansion. Historiquement, la
ville s'est développée le long de la baie, autour du port. C'était une
importante ville-entrepôt jusqu'à l'Indépendance. Elle comptait très peu, voire
aucune industrie jusqu'en 1947. Toutes ces zones industrielles, qui ont
redéfini le paysage et l'importance économique de Karachi, se sont toutes
développées en périphérie de la ville après la partition.
Anubandh : D'accord. Merci.
Vous
avez évoqué les zones industrielles. C'est d'ailleurs le thème central de votre
prochain livre (« Gunpoint Capitalism »). Ce livre est déjà publié et
nous aurons peut-être l'occasion d'en parler la prochaine fois.
Nous pourrions évoquer les différentes langues parlées à Karachi. Cela donnerait également un aperçu de la composition ethnique de la ville.
Vous
avez montré ici comment la proportion de Mouhadjirs parlant l'ourdou a diminué
tandis que celle des Pendjabis, des Pachtounes et des Sindhis a augmenté, au
fil des ans.
J'ai également la part des migrants dans la population de Karachi. On constate ici une forte augmentation de la population. On comptait près de deux millions de migrants en 1998.
On
observe un pic d'immigration après 1947, atteignant 161 %. Auparavant, il y en
avait eu un en 1861, puis un autre en 2011.
Ensuite,
un tableau très sordide. Il s'agit des massacres de Karachi. En 1995, nous
avons connu une forte augmentation, puis en 2013. Je suis sûr que la situation
a évolué depuis, car votre livre a été publié en 2014. Ces données sont donc
limitées à la période allant jusqu'en 2013.
Poursuivons.
Pourriez-vous nous parler des Mouhajirs ? Quelle est l'origine
étymologique de ce mot ? Il s'agissait d'élites urbaines venues d'Inde,
dont la langue avait été choisie comme langue officielle du Pakistan. Ils
bénéficiaient ainsi d'une certaine prédominance en matière d'accès à l'éducation
et à l'emploi. Pourtant, un sentiment de discrimination s'est installé,
peut-être progressivement. C'est ce qui a conduit au nationalisme Mouhajirs.
Pourriez-vous nous parler de ce mouvement Mouhajirs et de son contexte
historique ?
Laurent : Oui, les locuteurs ourdous
qui ont émigré au Pakistan après la partition étaient qualifiés de « Mouhadjirs »,
un terme initialement élogieux. Littéralement, il signifie migrants, réfugiés.
Cependant, il fait référence à un épisode glorieux de l'histoire
islamique : le déplacement du Prophète de La Mecque à Médine, à l'époque
de l'Hégire. Les Mouhadjirs sont ceux qui ont accompli l'Hégire en compagnie
glorieuse du Prophète. Ce terme fait donc référence à cette histoire. Il
définit également une relation d'interdépendance et d'hospitalité entre les Mouhadjirs,
les migrants, et les Ansars, c'est-à-dire ceux qui les accueillent et leur
accordent l'hospitalité. Par conséquent, l'idée des premières autorités
politiques et administratives pakistanaises qui ont utilisé ce terme était
également de conférer un vernis de légitimité, notamment religieuse, à cette
relation.
D'autant
plus que très tôt, des tensions sont apparues entre la population autochtone du
Pakistan occidental et cet afflux massif de migrants en provenance d'Inde. Dès
le début, des tensions ont surgi autour du logement et de l'emploi, autour de
la perception que cette population bénéficiait d'une certaine préférence de la
part de l'État pakistanais. La situation a commencé à évoluer dès la fin des
années 1950, lorsque la capitale a été transférée de Karachi à Rawalpindi, puis
à Islamabad dans les années 1960. À cette époque, le fait que la capitale
politique soit Karachi a facilité l'accès au pouvoir politique des
moudjahidines, non seulement dans la bureaucratie, mais aussi dans l'économie,
et de tous les hommes d'affaires. C'est grâce à ce renforcement du pouvoir
économique, politique, administratif et bureaucratique que les moudjahidines
ont dominé le Pakistan à ses débuts. La situation a commencé à évoluer à partir
des années 1950. Puis, à partir de la fin des années 1960 et du début des
années 1970, on assiste à une montée du nationalisme Sindhi au Sindh même,
notamment sous la direction de Zulfikar Ali BHUTTO. Après l'arrivée au pouvoir
de BHUTTO, les tensions se sont progressivement aggravées. Les premiers
affrontements linguistiques entre Sindhis et Mouhajirs ont eu lieu à Karachi en
1972. Progressivement, le BHUTTO a également instauré des quotas au sein de
l'administration, ouvrant ainsi celle-ci à une plus grande représentativité,
notamment vis-à-vis de sa base électorale, composée de Sindhis. Cette situation
a donc alimenté le sentiment de discrimination parmi les ourdouophones.
Cependant,
soulignons un point : les Mouhajirs n’appartenaient pas tous à l’élite. La
grande majorité des Mouhajirs étaient en réalité des artisans, des ouvriers. Ils
travaillaient également à l’époque dans des usines et de petits ateliers. Ils
ne faisaient donc pas tous partie de l’élite. C’est également cette petite
classe moyenne qui est devenue l’épine dorsale du nationalisme Mouhajirs. À
partir de la fin des années 1970, un groupe d’étudiants militants s’est
réapproprié le terme « Mouhajirs », devenu alors péjoratif. Ils en
ont fait une source de fierté et d’unité pour se mobiliser contre leurs ennemis
présumés et revendiquer de nouveaux droits envers l’État.
Anubandh : Vous avez également évoqué
le MQM. Vous avez utilisé les termes de « faiseur de rois » et de
« briseur de rois » de la ville. Vous avez également évoqué sa
capacité à réguler le désordre, avec les deux sens du terme : d'une part,
réguler le désordre, mais aussi le maîtriser à volonté. Nous avons également
constaté que le MQM a changé de nom. Il est devenu « Mouvement Muttahida
Quami ». C'est ainsi qu'il a su se transformer. Vous avez souligné sa
capacité à s'adapter aux changements de situation. C'est aussi dû à sa volonté
d'élargir son champ d'action, de ne pas se limiter aux seuls Mouhajirs. Par
conséquent, comment commenteriez-vous la capacité de transformation du
MQM ?
Laurent : Comme je l'ai brièvement
mentionné, le nationalisme moudjahidine s'est initialement cristallisé autour
des étudiants militants de l'université de Karachi à la fin des années 1970,
alors que le fondateur du MQM, Altaf HUSSAIN, étudiait. Il a fondé un petit
groupe appelé « Organisation étudiante moudjahidine de tout le Pakistan »,
« l’APMSO », qui, à l'époque, n'avait pas beaucoup d'influence. Son
succès a été limité, notamment parce qu'il manquait d'armes. Il faut savoir que
nous sommes à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Karachi
regorge d'armes qui auraient été perdues lors du transport des moudjahidines
afghans. Par conséquent, toutes les organisations étudiantes de la ville qui se
disputent le contrôle des campus, mais aussi de certains territoires, sont
armées. Au moins tous les groupes étudiants ayant des intérêts dans la ville
sont lourdement armés de kalachnikovs, parfois même d'armes plus lourdes. Le
MQM est arrivé tardivement à cette époque, sous la protection d'autres
organisations. Il sera expulsé du campus et reviendra réellement plus tard.
L'échec est tel qu'Altaf HUSSAIN lui-même s'installe aux États-Unis et devient,
semble-t-il, chauffeur de taxi à Chicago pendant un temps. Tout semble perdu
pour le nationalisme Mouhajirs, puis la situation change. Il retourne au
Pakistan au milieu des années 1980. Il y recevra alors, prétendument avec le
soutien du soi-disant État profond et de la dictature du général Zia (UL HAQ),
des soutiens pour contrer les islamistes du Jamaat e Islami et le nationalisme Sindhi.
Cependant,
ce n'est pas la seule explication à l'essor de cette force redoutable. La ville
elle-même a également changé. De nouveaux conflits ont émergé. La guerre en
Afghanistan n'a pas seulement apporté des armes, elle a aussi apporté de la
drogue, de l'argent, une nouvelle migration Pachtoune et l'émergence
d'organisations criminelles. Le MQM réinvente le nationalisme Mouhajirs en une
forme de nationalisme musclé qui procurera fierté et armes à la population
majoritaire. C'est progressivement à partir du milieu des années 1980 qu'il
devient une force redoutable, tirant son pouvoir des urnes. Le MQM remporte
toutes les élections auxquelles il participe, qu'elles soient locales,
régionales ou nationales. À partir du milieu des années 1980, il joue la carte de
la démocratie et du légalisme, mais aussi celle du chaos. Il appelle
régulièrement à la « grève ». Ce sont donc des journées de grève
générale. Il peut fermer la ville à son vouloir. Un seul appel d'Altaf HUSSAIN
et la ville sera entièrement paralysée. S'ensuivront des émeutes ethniques
fomentées par le MQM. Ce parti a la capacité d'ordonner la violence. Il peut
aussi y mettre fin. C'est cette capacité à ordonner le désordre et à le
contrôler à volonté qui le rend à la fois si puissant et imprévisible. Cependant,
cette stratégie montre également ses limites : électoralement, le parti ne
peut s'étendre au-delà de ses deux principaux bastions au Sindh. Dans les zones
urbaines du Sindh, que sont Karachi et Hyderabad. Puis, à partir de la fin des
années 1990, après une longue période de répression intense de la part de
l'État, il tente d'élargir sa base électorale au-delà de la communauté Mouhajirs.
Cela n'aboutira jamais vraiment.
Anubandh : Oui, et il y a une mention
dans le livre où vous dites de manière amusante qu'Altaf HUSSAIN était
également appelé « Hartal HUSSAIN » en raison de sa capacité à ordonner des «
Hartals » (grèves) à son vouloir.
Une
question concernant votre référence à l'afflux d'armes. On serait tenté de
comparer l'Inde au Pakistan et de se demander pourquoi les armes sont si
omniprésentes et faciles d'accès au Pakistan. Pouvons-nous, au moins dans une
certaine mesure, tenir les États-Unis responsables de cette situation dans les
années 1970 ou 1980, pendant la guerre en Afghanistan ?
Laurent : Oui, ce sont les
États-Unis, les Saoudiens, tout le bloc capitaliste occidental. C'est lui qui
soutient les moudjahidines afghans, qualifiés d’héros à l'époque. C'est aussi
ce qu'on appelle l'État profond, le « Badi Sarkar » (le Grand Gouvernement),
comme on l'appelle au Pakistan. À cette époque, le général Zia UL HAQ est au
pouvoir. À la tête de ce pouvoir, l'ISI (Inter Services Intelligence) orchestre
ce transport d'armes avec la CIA (Central Intelligence Agency). Beaucoup de ces
armes, d'énormes chargements, seront perdus en cours de route. Elles seront
détournées soit par des agences pakistanaises, soit par plusieurs
intermédiaires. Karachi, dont le port est le principal port international du
Pakistan. Nombre de ces cargaisons d'armes transitent par le port de Karachi et
seront détournées du port même.
Anubandh : Quelques mots encore sur
Altaf HUSSAIN. Il est à Londres depuis 1992, n'est-ce pas ? Vous citez des
exemples dans le livre où, même de là-bas, il gère de très près les événements
de la ville. Il y a un exemple où vous interviewiez quelqu'un et où une
personne est décédée. À ce moment-là, le chef d'unité du MQM a reçu un appel de
Londres avant même que la nouvelle ne se répande. Cela illustre bien l'ampleur
de cette influence. Cependant, j'ai également consulté Internet et j'ai
découvert des proclamations et des revendications très récentes d'Altaf
HUSSAIN. L'une d'elles, qui m'a surpris, était la revendication du
« Sindhu Desh » (pays des Sindhis), où il voulait un pays séparé pour
les Mouhajirs et les Sindhis. Comment expliquez-vous cette revendication, qui
élargit le champ d'action de cette nouvelle nation et y intègre les Sindhis ?
Laurent : Il s'agit d'un appel
ancien lancé par certaines sections du mouvement nationaliste Mouhajirs, qui
ont toujours entretenu une relation ambivalente avec le nationalisme Sindhi.
D'une certaine manière, les Mouhajirs vivent dans le Sindh. Karachi et
Hyderabad se trouvent dans la province du Sindh. Jusqu'à présent, très peu de Mouhajirs
parlent le Sindhi. Cependant, des tentatives répétées ont été faites pour
former une coalition avec des éléments nationalistes Sindhi. Comme je l'ai
brièvement mentionné précédemment, à la fin des années 1970 et au début des
années 1980, alors qu'Altaf HUSSAIN et ses collègues n'étaient encore
qu'étudiants à l'université de Karachi et qu'ils n'étaient pas armés, c'est
grâce aux nationalistes Sindhi qu'ils ont acquis leurs premières armes. C'est
grâce à eux qu'ils ont reçu leur première formation. Car à l'époque, les nationalistes
Sindhi possédaient déjà une longue et solide expérience du maniement des armes.
D'où cette tentative de construire une forme de nationalisme Sindhi qui
engloberait à la fois les nationalistes Sindhiophones et ourdouophones. Ce
projet de Sindhudesh a donc été agité par intermittence par le MQM. Était-il
sincère ? Je ne pense pas que ce soit très sérieux de la part du MQM. Il
s'agissait davantage de discours. Aujourd'hui plus que jamais, surtout compte
tenu du fort éloignement d'Altaf Hussein des Mouhajirs, il a perdu une grande
partie de son attrait auprès des Karachiites ourdouphones. Quoi qu'il en soit,
le MQM Pakistan a été fortement marginalisé dans la politique pakistanaise ces
dix dernières années.
Anubandh : D'accord. Très bien.
Passons maintenant à votre livre, qui comporte plusieurs chapitres, et je vous
propose de lire au moins les titres de ces chapitres, car nous n'aurons pas le
temps de les parcourir tous. Je passe directement au deuxième chapitre. Il
traite des mouvements étudiants dont nous avons parlé et de la manière dont ils
ont été liés ou se sont transformés en partis politiques. Citons par exemple
l'APMSO (All Pakistan Muttahidda Students Organization) pour le MQM, et la PSF
(Peoples Student Federation) initialement pour le PPP (People’s Party of
Pakistan).
Le
chapitre suivant porte sur « l'arrivée des Mouhajirs », dont nous
avons déjà parlé. Cependant, deux chapitres importants, dont nous n'avons pas
beaucoup parlé et que j'aimerais commenter, concernent les bandits de Lyari, un
quartier de Karachi. Le dernier chapitre porte sur le djihad, sa montée en
puissance à Karachi. J'ai trouvé très intéressant le graphique que vous avez
présenté dans le livre. Je le partage avec le public. Il traite des différents
groupes, groupes belligérants et gangs de Karachi. Pourriez-vous nous parler un
peu de ce milieu criminel de Karachi, qui influence encore la politique
locale ?
Laurent : Oui. C'est un sujet
complexe. Je vois ce graphique après de nombreuses années. Je réalise
maintenant que visuellement, j'aurais probablement pu faire mieux. Cependant,
l'objectif était de montrer qu'il existe une longue histoire de rivalités entre
gangs dans ce quartier. Il faut dire un mot de Lyari, un quartier ouvrier très
pauvre. Il fait partie de l'ancienne cité indigène, juste à côté du port. C'est
aujourd'hui un centre-ville dégradé. C'est l'un des quartiers les plus pauvres
et les plus négligés de Karachi. Pendant un temps, il en est aussi devenu le
lieu le plus violent et le plus dégradé. La localisation de ce quartier est
importante pour comprendre comment certaines formes de criminalité s'y sont
développées à partir des années 1950 et 1960. Car c'était un lieu de
contrebande, notamment en provenance des ports, et il est adjacent aux marchés
de gros de la ville où une partie de ces marchandises était vendue. Puis, avec l’arrivée
au pouvoir de Zulfikar Ali BHUTTO, et l'interdiction de l'alcool et des jeux
d'argent, Lyari est devenue célèbre pour ses salles de jeux clandestines et ses
débits de boissons illicites. À l'époque, il s'agissait encore de petite
criminalité. Les rivalités criminelles se réglaient essentiellement à coups de
couteaux. C'est encore avec l'impact du djihad afghan, et l'arrivée massive
d'armes lourdes dans la ville, que ces rivalités ont dégénéré en guerres de
gangs. L'État y a joué un rôle. Ces guerres de gangs sont souvent des guerres
par procuration entre rivaux politiques. Le MQM soutenait un groupe contre un
autre, soutenu par le PPP. L'armée elle-même aurait soutenu certains groupes
pour contrer la montée du nationalisme Baloutche dans le quartier. Ces
rivalités entre gangs sont donc extrêmement complexes et meurtrières.
Anubandh : Oui. Je dois dire au
public qu'en lisant ce livre, j'ai réalisé que les Indiens sont généralement
très impressionnés, même négativement, par la pègre de Mumbai. Quand je lis des
articles sur Karachi, je trouve qu'il s'agit d'une version très bénigne de la
pègre que nous avons connue ou que nous connaissons encore à Bombay ou
Mumbai.
Un
autre aspect concernant Lyari. Et vous pourriez confirmer si c'est vrai. C'est
apparemment le seul bastion du PPP dans cette ville, le reste étant au MQM.
Benazir BHUTTO et d'autres (membres de la famille BHUTTO), même Zulfikar Ali BHUTTO,
y avaient un large soutien. On pourrait peut-être comparer cela au Bellary pour
le Congrès au Karnataka, ou plus précisément à Amethi ou Raibareli en Uttar
Pradesh.
Passons
maintenant au dernier chapitre important. Il s'agit des récentes incursions des
talibans pakistanais à Karachi. Ils ont en quelque sorte battu le MQM à son
propre jeu. Comment expliquez-vous ce défi lancé au MQM et quelle est la
situation aujourd'hui, après 2014 ?
Laurent : Karachi, même si elle
était jusqu'à récemment une ville majoritairement ourdouophone en termes démographiques,
est aussi la plus grande ville Pachtoune au monde. Elle a connu une importante
migration Pachtoune en provenance du Nord-Ouest du Pakistan à partir des années
1960. Cette migration n'a fait qu'augmenter avec le conflit dans le Nord-Ouest après
le 11 septembre 2001. Après des opérations militaires répétées et brutales, des
centaines de milliers de Pachtounes ont quitté le Nord-Ouest et sont devenus
des personnes déplacées à l'intérieur du pays, notamment à Karachi. Par
conséquent, toute une partie de la ville, notamment au Nord, au Nord-Ouest,
mais aussi dans certaines zones du Sud-Est, est devenue majoritairement Pachtoune.
De plus, ces zones ont constitué un terreau fertile pour divers groupes Djihadistes,
notamment les talibans pakistanais, ou le « Tehrik e Taliban Pakistan », créé
en 2007. Certains combattants talibans se sont réfugiés dans la ville,
utilisant initialement leurs relations et la composition ethnique de ces
quartiers pour se cacher et reconstituer des forces avant de retourner sur les
principaux champs de bataille du Nord-Ouest. Puis, progressivement, les Talibans
Pakistanais ont consolidé leurs bases à partir de fin 2010. Ils sont alors
entrés en compétition avec le MQM pour l'hégémonie sur la ville et ont commencé
à lancer des attaques contre ce dernier.
Anubandh : Merci. Le temps presse,
mais j'aimerais quand même donner un aperçu des différentes alliances
politiques conclues par le MQM. Elles sont très intéressantes. J'ai fait une
petite compilation et vous me direz si elle est exacte. Elle présente les
principales alliances politiques conclues par le MQM depuis 1988. C'est un
exemple flagrant d'opportunisme, ou au mieux de pragmatisme.
La première date de 1988. Le MQM conclut une
alliance avec Benazir, appelée « Accord de Karachi ». En 1989, le MQM
soutient la nouvelle motion de confiance menée par Nawaz Sharif contre le
gouvernement de Benazir, qui échoue. En 1990, le gouvernement de Benazir BHUTTO
est dissous par le président Ghulam Ishaq Khan, les raisons invoquées étant la
dégradation de l'ordre public à Karachi et à Hyderabad. Plus tard dans la même
année, le MQM s'allie désormais au PML de Nawaz Sharif. En 1992, le chef
d'état-major de l'armée du Sindh, Asif Nawaz, envoie l'armée à Karachi, sans
l'accord de Nawaz, pour réprimer le MQM. Cela est dû en partie à la dégradation
de l'ordre public à Karachi. Cependant, le PPP, cette fois, est réticent à
s'allier au MQM. Le MQM boycotte les élections. En décembre 1994, l'armée se
retire de Karachi. Ce fut la célèbre opération de « nettoyage » contre le MQM,
qui a conduit à une escalade de la violence. 1995 est l'année postcoloniale la
plus violente de Karachi. Cette même année, le ministre de l'Intérieur de
Benazir, le général Nasirullah BABAR, mène une répression contre le MQM. Des
affrontements massifs ont lieu pendant cette période. Murtaza BHUTTO (le frère
de Benazir BHUTTO), que vous avez décrit comme quelqu'un de « colérique », a
été assassiné. La rumeur attribue l'assassinat à des proches collaborateurs de
Benazir BHUTTO. Cette affaire a été suivie par le limogeage du gouvernement
Benazir par le président Farooq LEGHARI. Les principales accusations portaient
sur l'acquisition par Benazir d'une somptueuse villa dans le Surrey, au
Royaume-Uni, des manipulations politiques au Pendjab, une possible implication
dans le meurtre de Murtaza, et une augmentation des exécutions extrajudiciaires
par la police et les Rangers au Pakistan. Plus tard, en 1997, la PML s'est
alliée au MQM. Ils ont formé un gouvernement. Puis, une fois de plus, le MQM a
retiré son soutien au gouvernement provincial du Sindh. De plus, le gouverneur
Hakim SAID a été tué par le MQM en septembre 1998. Le MQM a retiré son soutien
à Sharif. Sharif a dissous l'Assemblée et proclamé l'état d'urgence. En 2000,
l'ordre public s'est amélioré, comme l'a affirmé le journal Herald, qui a
surnommé la ville « Karachi, la ville de la vie ». Un conflit a
ensuite éclaté entre le MQM et l'ANP. Les années 2002-2008, sous Pervez
MUSHARRAF, ont été des belles années pour le MQM. Une alliance a été établie
entre eux. Après Pervez MUSHARRAF en 2008, le MQM a conclu une alliance avec le
PPP. Le MQM a retiré son soutien en décembre 2010, puis en juin 2011 et de
nouveau en février 2013. 2013 a été l'année la plus violente de l'histoire de
Karachi.
Désolé pour ce long résumé, mais je pense
qu'il était important. Avez-vous des commentaires généraux sur MQM, un
partenaire très changeant et peu fiable, mais néanmoins pragmatique et
opportuniste d'une certaine manière ?
Laurent : Oui. Ce qui est fascinant avec ce parti, dans ses années
de gloire que vous avez présentées, c'est la façon dont il agissait à la fois
comme un mouvement d'opposition. Il utilisait le terme « Tehrik ». Un
« mouvement » à connotation subversive, de mobilisation sociale, de
force transgressive, et en même temps comme un parti politique engagé dans ce
qu'on appelle péjorativement au Pakistan « Partybazi ». D'où la
véritable dimension politique. C'est cette tension qui ne quitte jamais
complètement la plupart des partis militants une fois au pouvoir et qui tendent
à jouer le jeu, à devenir pragmatiques, opportunistes et cyniques. Le MQM
demeure, une partie du MQM est restée fidèle à sa politique d'agitation de ses
années étudiantes. Autrement dit, vous l'avez décrit comme une force
changeante ; c'est précisément ce double héritage, dont il n'a jamais
complètement rompu, qui le rend si particulier.
Néanmoins,
tout cela appartient désormais au passé et le MQM a été véritablement réduit à
néant. Après une nouvelle répression paramilitaire massive contre le parti en
2015, le parti n'a jamais repris le pouvoir.
Anubandh : D'accord. Merci. Nous
arrivons à la fin de cet entretien. J'ai cependant encore quelques questions.
L'une d'elles concerne la mention que vous avez faite dans le livre. Elle
pourrait faire vibrer les oreilles des Indiens. Elle porte sur l'échec de la « théorie
des deux nations ». Vous avez cité un exemple ou un argument avancé par le
MQM, affirmant que l'existence de quatre nationalités – Pachtoune, Pendjabi, Baloutche
et Sindhi –, en plus des Mouhajirs, constituait en quelque sorte la preuve de
l'échec de la « théorie des deux nations ».
J'ajouterais
peut-être deux arguments supplémentaires avant de solliciter votre avis. Le
premier est que davantage de musulmans ont décidé de rester en Inde en 1947 que
de venir au Pakistan. Le deuxième est la séparation du Bangladesh en 1971. Cela
porte-t-il le nombre à trois ? Y a-t-il d'autres arguments ?
Laurent : D'accord. Je pense qu'il
ne faut pas prendre les propos du MQM pour acquis. Lorsqu'ils ont critiqué la
« théorie des deux nations », cela faisait partie de leur théorie, de
leur rhétorique politique et visait à provoquer l'État pakistanais. De plus,
c'était une rhétorique qui a mal vieilli au Pakistan. Aujourd'hui, nombreux
sont ceux au Pakistan, y compris au sein du MQM, qui affirment que le sort des
musulmans en Inde valide le projet de la « théorie des deux
nations ». De plus, il est à espérer que l'État pakistanais a été créé
pour accueillir au moins une partie des musulmans indiens. Par conséquent, les
récents développements, depuis l'arrivée au pouvoir de Narendra MODI, ont
quelque peu redonné un nouvel élan à la « théorie des deux nations ».
Le projet pakistanais et, en ce sens, après des décennies de désillusion, le
nationalisme pakistanais, ont gagné en ampleur et en force. En grande partie
grâce au gouvernement de MODI.
Anubandh : J'ai posé cette question
également à Christophe JAFFRELOT dans une des récents entretiens que j'ai eus avec
lui. Je lui ai demandé si la politique de Narendra MODI prouvait la « théorie
des deux nations » de JINNAH ?
Comment
réagiriez-vous à cela ?
Laurent : Non, je veux dire, ce
n'est pas mon rôle de dire qui avait raison ou tort. Je suis chercheur en
sciences sociales. Je m'intéresse uniquement à la perception qu'en ont les
personnes que j'étudie et avec lesquelles je travaille. Ce que je constate se
retrouve chez de nombreux Pakistanais avec lesquels j'interagis, peut-être pas
certainement au Baloutchistan en ce moment. Mais au moins, en dehors des
régions les plus contestées du pays, où le nationalisme pakistanais est le plus
contesté, même si la crise économique est source de désespoir, on a au moins le
sentiment que le Pakistan a offert un toit et une protection limitée, quoiqu’imparfaite,
aux musulmans du sous-continent.
Anubandh : Si la réponse de
Christophe vous intéresse… eh bien, elle est spéculative. Il argumente que
cette affirmation est contrefactuelle, car les élites musulmanes d'Inde ont
décidé de se rendre au Pakistan et de ne pas y rester. Elles ont donc laissé
les musulmans à la merci de la domination Hindoue. C'est peut-être une des
raisons.
Maintenant, je souhaite vraiment résumer votre livre et j'ai fait un petit tableau, car la question fondamentale, la plus importante qui reste, est pourquoi Karachi est un désordre ordonné ?
Et en
résumé, vous avez posé deux questions dans le livre et l'une d'elles est :
Comment
les conflits armés sont-ils devenus endémiques dans la ville depuis le milieu
des années 1980 ?
Deuxième
question :
Qu’est-ce
qui a épargné à Karachi un embrasement général malgré des séquences répétées
d’escalade de la violence accompagnées d’une polarisation ethnique, politique
et plus récemment religieuse ?
Et vous
donnez en quelque sorte quatre réponses à ces questions.
La
première est « la capacité du MQM à ordonner le désordre, c’est-à-dire sa
capacité à déclencher mais aussi à apprivoiser les conflits civils ».
Deuxièmement
: « Karachi est caractérisée depuis le milieu des années 1980 par l’incapacité
de tout acteur à exercer une domination complète sur la politique locale et à
monopoliser les moyens de coercition et par la capacité d’un seul acteur, le
MQM, à dominer néanmoins le jeu. »
Troisièmement
: « Les conflits armés de la ville ont été alimentés mais aussi modérés par un
contexte démocratique réel, mais non consolidé, qui a vu le développement, à
l’ombre des interventions militaires, d’un consociationalisme armé, régulant
les relations tendues entre des partis politiques à base ethnique et en partie
militarisés ».
Et le
dernier, le quatrième et le plus important. C'est celui-ci, peut-être très
difficile à comprendre pour le public indien. Il traite de :
« Le
rôle des agences de l’État et en particulier de l’armée, dont les tentatives
répétées de rétablir l’ordre par des actes de violence légitime, par
l’externalisation de la violence illégitime et par une politique de
clientélisme, ont eu des effets atténuants, nourrissant et modérant les
conflits violents dans la ville. »
Oui, Laurent, comment réagiriez-vous à ces
conclusions ? Sont-elles les mêmes dix ans après la rédaction du
livre ?
Laurent : Non, comme je l'ai dit, la
situation a radicalement changé après 2015. Le quatrième facteur est que le
rôle des agences d'État a pris le pas sur tous les autres. Soudain, l'armée a
fait quelque chose d'inédit : démilitariser tout le monde. Jusque-là, elle
agissait comme un empire partiel, arbitrant les conflits d'une ville de manière
très partiale. Cette fois, elle a été dure contre tout le monde. Elle a été
particulièrement dure contre le MQM, mais aussi contre les gangsters de Lyari, les
nationalistes Pachtounes et les Djihadistes. À tel point que Karachi est
devenue en grande partie démilitarisée, sauf en ce qui concerne les forces de
l'ordre. La ville est désormais fortement surveillée, non seulement par la
police, mais aussi par les gardes paramilitaires, par la sécurité privée, et
par diverses formes de sécurité. Nombre des anciens hommes forts des conflits
précédents sont devenus des fournisseurs de sécurité, par exemple pour les
industriels et les commerçants. La force de frappe est encore importante, mais
l'ère de la politique militarisée est révolue. De toute évidence, certains
signes indiquent que cette situation ne se reproduira pas. Cela fait maintenant
dix ans que la paix règne, en apparence, à Karachi. Quelques attentats à la
bombe surviennent occasionnellement, mais rien n'est comparable aux fusillades
d'antan, à l'époque où les partis politiques pouvaient se livrer à des échanges
de tirs dans les rues pendant plusieurs jours. C'est révolu. De plus, je pense
que cette situation n'est pas près de disparaître. C'est une nouvelle forme de
Karachi, de nouvelles formes de violence, celles que je décris dans le livre
suivant (« Gunpoint Capitalism »), davantage liées à un nouveau type
de capitalisme, qui émergent. Celles-ci sont liées au capitalisme industriel,
mais aussi, de plus en plus, à l'immobilier. Des forces redoutables émergent
autour des acteurs de l'immobilier qui, une fois de plus, travaillent en
collusion avec l'armée et constituent désormais les forces violentes structurelles
de la ville. En ce sens, la paix n'est donc que superficielle. Derrière la
surface, des conflits sociaux couvent encore, mais ils sont moins
visibles.
Anubandh : Merci. J'aimerais vraiment
avoir l'occasion de vous parler de votre prochain livre, « Gunpoint
Capitalism ». Nous avons également brièvement évoqué la possibilité de le
traduire dans différentes langues indiennes. Voyons comment ça se passe.
J'ai
admiré votre livre et je le pense sincèrement. C'est une véritable immersion
dans Karachi et le Pakistan, et cela me donne encore plus de raisons de visiter
Karachi et le Pakistan. Cependant, j'ai une petite critique à formuler à propos
de votre livre, et j'espère que vous ne m'en voudrez pas. Elle concerne le
langage que j'ai trouvé très lourd et complexe. C'est peut-être aussi le sujet
qui est complexe. Avez-vous un petit commentaire à ce sujet ?
Laurent : C'est un ouvrage
universitaire. Même si j'aime beaucoup discuter avec vous, avec les
journalistes, avec tout le monde, l'essentiel de notre travail est l'érudition.
C'est pourquoi il est écrit, d'une certaine manière, essentiellement pour nos
pairs. Je pense que le deuxième livre est un peu différent et comporte
davantage d'éléments narratifs. Par ailleurs, j'ai bénéficié d'une diffusion
assez importante à Karachi, ce qui m'a plutôt surpris. Car il n'a pas été écrit
pour toucher un large public. Il s'agit essentiellement d'un ouvrage
universitaire et j'ai été ravi de constater qu'il a trouvé un public bien
au-delà du monde universitaire à Karachi. J'espère qu'il en sera de même en
Inde.
Anubandh : Je ne suis absolument pas
surpris, car c'est un livre passionnant et captivant, je dois le dire. J'ai une
dernière question : à la lecture de votre livre, on découvre l'ampleur et
l'étendue de la violence à Karachi et au Pakistan. C'est très difficile à
visualiser, à imaginer. Quel effet cette exposition prolongée à la violence
a-t-elle sur la population de Karachi, sur la population pakistanaise ? Et
aussi sur des chercheurs comme vous ? Puisque vous avez suivi la ville et
l'avez observée pendant plus de 25 ans.
Laurent : Eh bien, je serai bref,
car c'est une vaste question. Les Karachiites ont appris à gérer la violence.
Ils ont appris à accepter une forme de normalité dans l'anormal. En apparence,
on pourrait avoir l'impression qu'ils continuent à vivre. C'est le cas de toute
population en situation de conflit. La vie continue, dans une certaine mesure,
de façon étrange, incertaine et imprévisible. Aujourd'hui, la plupart des Karachiites
refusent la violence. Ils veulent oublier ce passé trouble. Ils ne veulent
vraiment pas y revenir. Ils veulent passer à autre chose. Personnellement, j'ai
dû apprendre les règles du jeu. Je ne me suis pas exposé inutilement. Qui
cherche les ennuis peut toujours en trouver. Néanmoins, si l'on s'efforçait de
respecter certaines règles pour interagir avec les gens, de ne pas se comporter
de manière effrontée comme certains journalistes étrangers. Ceux qui cherchent
le spectaculaire, qui cherchent à rencontrer des personnes dangereuses, à des
moments et dans des endroits dangereux, seraient évidemment sanctionnés. Dans
mon cas, une partie de mon enquête visait aussi à apprendre des gens. J'ai
évité de mettre en danger les personnes avec lesquelles j'interagissais. Je ne
pense pas que ma propre sécurité ait été ma seule préoccupation. Ma principale
préoccupation, et elle devrait être la principale préoccupation de tout
chercheur ou journaliste étranger, est de ne pas mettre en danger ses
interlocuteurs locaux, ses amis locaux, ses informateurs locaux. C'est ce genre
de choses que nous enseignons également à nos étudiants : c'est la base
d'un travail éthique dans de telles zones de conflit.
Anubandh : Je pense que s'il y a une
région en Inde, ou la seule, comparable à Karachi ou au Pakistan en termes de
violence, c'est bien le Cachemire. Laurent GAYER, un grand merci d'avoir
accepté d’échanger avec moi, de vous adresser au public indien et de nous avoir
offert un aperçu aussi approfondi de Karachi et du Pakistan en général. J'ai
hâte que vos livres soient lus non seulement au Pakistan, mais aussi en Inde,
en France et partout ailleurs. Merci encore.
Laurent : Merci beaucoup.
Anubandh : Au revoir.
Laurent GAYER
Docteur en
science politique (Sciences Po, 2004) et habilité à diriger des recherches
(Paris 1 - Panthéon Sorbonne, 2020), Laurent GAYER s'intéresse à la fabrique
violente du social à partir d'enquêtes menées en Asie du Sud (Inde, Népal,
Pakistan). Le cœur empirique de ses travaux est la mégapole indocile de
Karachi, au Pakistan.
Ses travaux les
plus récents portent sur les rapports entre capital et coercition en Asie du
Sud, ainsi que sur les déclinaisons de la violence justicière à travers le
monde. Il est notamment l'auteur de Karachi: Ordered Disorder and the Struggle
for the City (Hurst, 2014) et, avec Gilles Favarel-Garrigues, de Fiers de
punir. Le monde des justiciers hors-la-loi (Seuil, 2021). Il termine
actuellement un nouvel ouvrage, tiré de son Habilitation à diriger des
recherches, Le capitalisme à main armée. Défendre l'ordre patronal dans un
atelier du monde, à paraître chez CNRS Éditions, dans la collection « Logiques
du désordre ».
Parallèlement à ses
activités de recherche, il enseigne dans le Master de science politique à
Sciences Po, encadre des doctorant·es et participe aux comités de rédaction des
revues Politix, Critique internationale et Contemporary South Asia. Au CERI, il
co-anime le séminaire de recherche « Travail de l'ordre, police et
organisations répressives (TOPOR) ».
Anubandh KATÉ est un ingénieur base à Paris et est co-fondateur d’association, « Les
Forums France Inde ».