Wednesday, February 23, 2022

L’Agro-industrie avale la terre




Un article récent publié dans Le Monde Diplomatique met en lumière l’irruption de firmes géantes de l’agroalimentaire (étrangères et françaises), qui investissent de plus en plus dans le foncier [1].  Ces entreprises se lancent dans l’agriculture pour maîtriser l’ensemble de la chaîne de production, et plus seulement le maillon commercial. Loin d’être cantonné aux pays en développement, l’accaparement des terres par les industriels concerne aussi la France. Voici un résumé de cet article.

Le groupe chinois Reward Group achète 1700 hectares

En avril 2016, Reward Group, un conglomérat basé à Pékin, a acquis 1,700 hectares de champs de blé dans les départements Français de l'Indre et de l'Allier. Cet achat de terres est 20 fois plus important que la surface moyenne d’une exploitation agricole en France. Les farines françaises ont fourni la chaîne chinoise de boulangeries Chez Blandine. Si le groupe a fait faillite en 2019, les fermes continuent d’être exploitées par Ressources Investment, filiale française de Reward Group qui a échappé à la procédure.

Le groupe italien Euricom rachète 1300 hectares en Camargue

Euricom, premier groupe européen pour la transformation et le négoce du riz, possède 1300 hectares de terres en Camargue, région française célèbre pour la production du riz.

Aqualande, la plus grande entreprise de pisciculture en France

L'entreprise française Labeyrie Fine Foods est le producteur numéro un de foie gras, de saumon fumé, de truites et de fruits de mer en France. Sa filiale, Aqualande possède désormais le plus grand élevage de l’Hexagone, avec trente-sept fermes piscicoles, réparties dans une dizaine de départements.

Pourquoi les grandes entreprises s’intéressent aux terres arables en France ?

En France, les investissements réalisés par les entreprises régionales et nationales dans le secteur agricole dépassent largement ceux réalisés par leurs homologues internationaux. Détenir la terre présente trois atouts majeurs.

1) Les entreprises peuvent assurer l'approvisionnement des produits agricoles sans passer par d’autres producteurs.

2) Le contrôle des matières premières apporte plus de flexibilité pour répondre aux attentes changeantes du consommateur.

3) L’exploitation directe permet aux entreprises de contourner les intermédiaires coûteux tels que les agriculteurs, les coopératives et les intermédiaires.

Notons que les nouvelles fermes reposent sur le salariat. Des ouvriers agricoles dirigés par des agro-managers en col blanc font désormais les travaux des champs. Par exemple, dans le cas des rizières appartenant à Euricom en Camargue, les décisions telles que la planification des cultures, du matériel, des horaires de travail, etc., proviennent du siège de l'entreprise, situé dans la région de Lombardie en Italie, à environ 500 km de la Camargue. 

Aide grâce à la Politique Agriculture Commune (PAC) de l’Union Européenne

L'un des principaux objectifs des grandes entreprises est de réduire leurs coûts de production. Cela implique également de bénéficier des subventions massives offertes par l'Union Européenne dans le cadre de la politique agricole commune (PAC). Par exemple, en 2020, Euricom a reçu 680.000 euros d'aide de la PAC alors que le montant moyen reçu par ferme en France est d'environ 30.000 euros [2]. La politique européenne de la PAC ne limite pas les exploitations foncières : plus il y a d'hectares, plus on reçoit d'aides.

Pourquoi le secteur agricole en France est-il vulnérable ?

Le secteur agricole Français traverse une crise depuis plusieurs années, qui nourrit le malaise des acteurs du monde paysan, contraints bien souvent de travailler soixante heures par semaine pour quelques centaines d’euros de revenu en accumulant des montagnes de crédit. Si tous les agriculteurs éligibles doivent prendre leur retraite dans les 3 prochaines années, 160.000 exploitations agricoles auront besoin d'un successeur. Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que les grandes entreprises investissent massivement dans le secteur agricole.

SAFER

En France pour acheter une terre agricole, les candidats doivent obtenir l’aval de la Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural (SAFER) locale. Ces sociétés anonymes sans but lucratif – il en existe une par département – exercent une mission d’intérêt général, celle de redistribuer le foncier agricole en faveur des agriculteurs. Une mission de plus en plus dévoyée [3]. Cette dérive s’explique par la baisse drastique de leurs moyens. A leur création dans les années 1960, les SAFER étaient financées à 80% par des fonds publics. Depuis 2017, cette proportion a chuté à 2%. Aujourd’hui, la majeure partie de leurs recettes provient des transactions qu’elles réalisent. Elles sont ainsi incitées à enchainer les ventes pour maintenir leurs finances en bonne santé.

Une nouvelle loi insuffisante

Pressé par la Cour des Comptes, le Parlement français a finalement adopté le 13 décembre 2021 la loi « portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires ». Mais cette loi autorise de nombreuses dérogations, qui la rendent en partie inefficace.  Les SAFER devront notamment apprécier le « développement du territoire » au regard « des emplois crées et des performances économiques, sociales et environnementales ».

Aujourd’hui, la Commission européenne a d’ores et déjà autorisé des mesures significatives, comme le droit de préemption en faveur des agriculteurs, un plafonnement de la taille des propriétés foncières ou des dispositions contre la spéculation. Il manque encore la volonté d’agir contre les grands groupes et une prise de conscience plus large.

 

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2022/02/LECLAIR/64330

[2] Source : Telepac, ministère de l’agriculture,

https://www.telepac.agriculture.gouv.fr/telepac/auth/accueil.action 

[3] https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LECLAIR/60033

 

 

 

 

 

 

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