Longtemps, l’idée d’une industrie numérique propre car « immatérielle » a dominé les esprits. Contre les géants du pétrole et de l’automobile, la Silicon Valley semblait l’alliée naturelle des politiques de lutte contre le réchauffement climatique. Le recours au télétravail pendant la crise Covid a renforcé cette croyance. Pourtant, cette illusion commence à se dissiper. Voici un résumé d’un article du Monde Diplomatique du mois d’octobre 2021, qui révèle le coût environnemental exorbitant du secteur des hautes technologies [1].
La pollution digitale est colossale
L’industrie numérique mondiale
consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte représente
trois fois celle d’un pays comme la France ou le Royaume-Uni. Les technologies
digitales consomment aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde (or
la principale source d’énergie utilisée pour produire du courant n’est autre
que le charbon !) et rejettent près de 4 % des émissions globales de
dioxyde de carbone (CO2), soit un peu moins du double du secteur
civil aérien mondial [2].
La porte d’Internet
Les dommages causés à
l’environnement commencent avec les milliards d’interfaces (tablettes,
ordinateurs, smartphones) qui nous ouvrent la porte d’Internet. Ils continuent
avec les données que nous produisons à chaque instant : transportées, stockées,
traitées dans de vastes infrastructures consommatrices de ressources et
d’énergie, ces informations permettront de créer de nouveaux contenus digitaux
pour lesquels il faudra… toujours plus d’interfaces ! Et la 5G aggrave ce
problème.
« Material
Input Per Service Unit » (MIPS)
Le « Material Input Per Service
unit » (MIPS) est une méthode inédite de calcul de l’impact matériel de
nos modes de consommation. Elle mesure la quantité de ressources nécessaires à
la fabrication d’un produit ou d’un service [3].
Concrètement, le MIPS évalue
l’ensemble des ressources mobilisées et déplacées durant la fabrication,
l’utilisation et le recyclage d’un vêtement, d’une bouteille de jus d’orange,
d’un tapis, d’un smartphone… Tout y passe : les ressources renouvelables
(végétaux) ou non (minerais), les mouvements de terrain générés par des travaux
agricoles, l’eau et les produits chimiques consommés, etc.
On peut également mesurer le MIPS d’un service, ou d’une action de consommation : 1 kilomètre en voiture et une heure de télévision mobilisent respectivement 1 et 2 kilogrammes de ressources. Une minute au téléphone en « coûte » 200 grammes. Quant à un SMS, il « pèse » 632 grammes. Dès qu’une technologie est impliquée, le MIPS est plus élevé. Les technologies numériques le prouvent bien, compte tenu du grand nombre de métaux qu’elles contiennent, en particulier des métaux rares difficiles à extraire du sous-sol. Ainsi, un ordinateur de 2 kilogrammes mobilise, entre autres, 22 kilogrammes de produits chimiques, 240 kilogrammes de combustible et 1,5 tonne d’eau claire [4]. Le MIPS d’une télévision varie de 200 à 1 000/1, c’est-à-dire : 200 à 1000 grammes de ressources par gramme de produit fini. Celui d’un smartphone est de 1 200/1 (183 kilogrammes de matières premières pour 150 grammes de produit fini). Mais c’est le MIPS d’une puce électronique qui bat tous les records : 32 kilogrammes de matière pour un circuit intégré de 2 grammes, soit un ratio de 16 000/1 !
Les gigantesques centres de données et leur
« redondance »
Le plus grand centre de données
de la planète s’étend dans la ville de Langfang, à une heure de voiture au sud
de Pékin, sur près de 600 000 mètres carrés, c’est-à-dire la surface de… 110
terrains de football ! La consommation des centres de données en eau et
électricité, nécessaires pour refroidir les machines, croît d’autant plus que
les fournisseurs de services mettent tout en œuvre pour éviter ce que l’on
appelle, dans l’industrie, un « noir complet » : la panne générale, due à un
défaut d’alimentation électrique, une fuite d’eau dans le système de
climatisation, un bug informatique… Dans un contexte sans cesse plus
concurrentiel, de nombreuses sociétés d’hébergement s’engagent à ce que leurs
infrastructures fonctionnent 99,995 % du temps, soit seulement vingt-six minutes
d’indisponibilité du service par an. Et pour cela, elles pratiquent la
« redondance », en construisant plusieurs serveurs présents souvent sur
des continents différents. Par exemple, lors d’une conférence donnée en 2010,
des ingénieurs de Google auraient expliqué que la messagerie Gmail était dupliquée
six fois ! L’industrie est donc hantée de « serveurs zombies », aussi
gloutons que les autres. Certains centres de données, surdimensionnés mais trop
peu utilisés, peuvent gaspiller jusqu’à 90% de l’électricité qu’ils reçoivent.
Un Internet exploité par et pour les Robots
Internet modèle un monde où
l’activité humaine stricto sensu n’est plus la seule à occuper l’univers
numérique. « Les ordinateurs et objets communiquent entre eux sans intervention
humaine. La production de données n’est plus cantonnée à une action de notre
part », confirme Mike Hazas, professeur à l’université britannique de
Lancaster [5].
Aujourd’hui, plus de 40 % de l’activité
en ligne provient d’automates ou de personnes payées pour générer une attention
factice. « Trolls », « botnets » et « spambots » envoient des courriers
indésirables, amplifient des rumeurs sur les réseaux sociaux ou exagèrent la
popularité de certaines vidéos. Dans le secteur de la finance, la spéculation
automatisée représente 70 % des transactions mondiales et jusqu’à 40 % de la
valeur des titres échangés. Nous basculons d’un réseau utilisé par et pour les
humains à un Internet exploité par, voire pour, les machines.
La nouvelle génération et le numérique
De nos jours, une nouvelle
génération se lève pour « sauver la planète », traîner des États en justice
pour inaction climatique et replanter des arbres. Elle est vent debout contre le
plastique, la consommation de viande, et les voyages en avion. Simultanément,
ce sont les jeunes qui recourent davantage que les autres au commerce en ligne,
à la réalité virtuelle et au « gaming ».
Malgré son apparence évanescente,
le numérique est paradoxalement celui qui, plus que les autres, nous confrontera
aux limites physiques et biologiques de notre maison commune.
[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2021/10/PITRON/63595
[2] « Lean ICT : pour une
sobriété numérique », op. cit.
[3] Michael Ritthoff, Holger Rohn
et Christa Liedtke, « Calculating MIPS : Resource productivity of products and
services » (PDF), Wuppertal Spezial 27e, Institut Wuppertal pour le climat,
l’environnement et l’énergie, janvier 2002.
[4] Frédéric Bordage, Aurélie
Pontal, Ornella Trudu, « Quelle démarche Green IT pour les grandes entreprises
françaises ? » (PDF), étude WeGreen IT réalisée en collaboration avec WWF
France, octobre 2018.
[5] Mike Hazas, intervention à la
conférence « Drowning in data — digital pollution, green IT, and sustainable
access », EuroDIG, Tallinn (Estonie), 7 juin 2017.